2022, Vol. 36, No. 1, 112-123Logo RFGI

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https://doi.org/10.53102/2022.36.01.929

 

Les apports du Jumeau Numérique pour le pilotage en flux tiré Conwip

Anne-Lise Dumoutier    1, Jérôme Lions2, Patrick Burlat3

1Wipsim, France, annelise.dumoutier@wipsim.fr,

2Wipsim, France, jerome.lions@wipsim.fr

3Wipsim, France, patrick.burlat@wipsim.fr                                                                                                         

 

Résumé : Le pilotage en Conwip (Constant Work In Process) est utilisé pour tendre les flux et réduire les délais dans les ateliers qui fabriquent de nombreuses références de produits, avec des trajectoires de gammes diverses et un mix produit variable. Comme pour un Kanban, le support d’un pilotage en Conwip est généralement un tableau avec des étiquettes physiques. La digitalisation des tableaux Conwip est une solution portée par l’industrie 4.0 qui apporte de nombreux avantages comme la synchronisation avec les ERP/MES, la réplication des tableaux de pilotage en plusieurs lieux de l’atelier, et la capitalisation automatique des données de terrain. Toutefois, les résultats très mitigés obtenus dans le passé par les solutions de Kanban digital montrent qu’il faut apporter d’autres fonctionnalités que la seule virtualisation pour assurer l’adoption des solutions numériques de pilotage en atelier. Dans ce cadre, le concept de Jumeau Numérique semble une piste prometteuse pour ajouter de la valeur d’usage aux tableaux digitaux de pilotage d’atelier.

Mots clés : Conwip ; Industrie 4.0 ; Jumeau Numérique ; Ordonnancement ; Pilotage d’atelier.  

 

The contributions of Digital Twin for controlling Conwip pull flows

Abstract: Conwip (Constant Work In Process) is a method for reducing lead times in manufacturing workshops. It is mainly used in high variability context: various part numbers, dissimilar routings and high mix product. As for Kanban, the Conwip system is supported by physical boards with paper tickets showing the state of the work orders within the line. Digitizing Conwip boards brings many benefits such as potential synchronization with ERP/MES, ability to replicate the board at different locations in the workshop, and capitalizing real time planification data from the floor. However, attempts for digitizing Kanban in the past decades proved very mixed results. This shows that digitizing a board requires more efforts than simply virtualizing paper tickets. New added value functionalities are expected to ensure the adoption of digital Conwip boards. Among them, adding a Digital Twin within Conwip digital boards appears as a promising pathway.

Keywords : Conwip; Industry 4.0; Digital Twin; Scheduling; Workshop management.

1.   INTRODUCTION

La transformation vers l'industrie 4.0 est devenue un axe majeur d’amélioration de la performance industrielle dans de nombreux secteurs. Elle est basée sur plusieurs concepts clés adossés à la digitalisation, dont le Jumeau Numérique fait partie intégrante (Terkaj et al., 2015). Parallèlement, la méthode Conwip est une méthode de pilotage de flux reposant sur le maintien de l'en-cours constant, et destinée à améliorer la performance opérationnelle des ateliers de fabrication (Spearman et al., 1990). Elle est traditionnellement basée – comme la méthode kanban – sur l’usage de tableaux d’étiquettes pour visualiser les en-cours.

L'objectif de cet article est de montrer dans quelles mesures l’efficacité de la méthode Conwip de pilotage d’atelier peut être augmentée par une digitalisation qui intègre un jumeau numérique calculant des informations prévisionnelles pour anticiper les situations de pilotage à venir.

Pour cela, nous exposerons en premier lieu les principales caractéristiques de la méthode Conwip, puis nous décrirons les tableaux de suivi traditionnellement déployés en atelier pour piloter les flux en Conwip. Nous présenterons ensuite le concept de Jumeau Numérique et ses apports dans l’Industrie 4.0. Nous décrirons alors les bénéfices potentiels de la digitalisation d’un tableau de pilotage Conwip, avec un focus particulier sur les fonctionnalités engendrées par la présence d’un Jumeau Numérique directement incorporé dans un tableau digital en atelier. Nous terminerons par un retour d’expérience basé sur l’utilisation en conditions réelles de plusieurs tableaux digitaux de pilotage de production en mode Conwip.

2.   METHODE CONWIP

2.1   Principe de la méthode

La méthode Conwip (CONstant Work In Process) a été théorisée au MIT (Massachusetts Institute of Technology) dans l’article fondateur de Spearman et al. (1990).

Il s’agit d’une méthode de pilotage de flux de production qui maintient l’en-cours constant, de façon à contrôler le délai de fabrication.

Comme le Kanban (Bomy, 1994), elle se base fondamentalement sur La loi de Little qui relie le niveau d'en-cours sur une ligne, sa cadence de sortie et le délai de la ligne :

                         (1)

Avec :

WIP : en cours sur une ligne de fabrication en nombre de produits,

C : cadence de sortie de la ligne en produits par heure,

T : délai de traversée de la ligne en heures.

 

Cette loi s'applique aussi bien aux lignes stables qu’à celles qui possèdent une forte variabilité intrinsèque, en raison par exemple de l’existence d’aléas sur les postes de fabrication, ou encore en raison de durées opératoires variables pour les différents produits fabriqués.

L’application de cette loi montre que le contrôle du niveau d’en-cours permet de maîtriser le délai de traversée.

Cette proposition n’est cependant vraie que si la cadence reste inchangée. Or, trop réduire les en-cours peut mener à une baisse de la cadence de sortie, en raison de ruptures d’alimentation momentanées en pièces sur les postes de fabrication. Ce problème sera particulièrement aigu si la ligne possède une forte variabilité intrinsèque. Le contrôle du niveau d’en-cours consiste donc en premier lieu à viser un niveau suffisant pour assurer la cadence de sortie souhaitée.

Sur une ligne de fabrication, la courbe qui donne la cadence de sortie (par exemple en pièces par heures) en fonction de la quantité d’en-cours chargés sur la ligne est du type suivant (Figure 1):

Figure 1 : Cadence d’une ligne vs En-cours

On voit qu’en deçà d’un certain niveau d’encours sur la ligne, la cadence de sortie n’atteint pas son niveau maximum. En effet, les postes goulets se désamorcent par manque de pièces, et la productivité de la ligne décroît en conséquence. Cette première courbe incite donc à charger la ligne avec un nombre de pièces élevé pour assurer la cadence de sortie souhaitée.

Figure 2 : Délai de traversée d’une ligne vs En-cours


Cependant, il est également nécessaire de considérer la courbe suivante, qui donne cette fois le délai de traversée de la ligne par un ordre de fabrication, toujours en fonction de la quantité d’en-cours chargés sur la ligne. Cette seconde courbe découle directement de la loi de Little. Elle incite plutôt à réduire l’en-cours pour viser des temps de réalisation courts :

<

Figure 3 : Boucle Conwip


Lorsque l’on confronte ces deux courbes, on voit que l’idéal est bien sûr de viser l’en-cours à la fois suffisant pour tenir la cadence de sortie voulue, mais également limité afin de ne pas allonger au-delà du nécessaire les délais de traversée. C’est pourtant le plus souvent dans la partie droite de ces courbes que se trouve la majeure partie des systèmes de production pilotés en flux poussé par la méthode Material Requirement Planning (MRP) (Baglin et al., 2015). La cadence de sortie est assurée, mais l’en-cours est au-delà de ce qui serait strictement nécessaire.

2.2   Fonctionnement d'une boucle Conwip

La méthode Conwip (CONstant Work In Process) maintient constante la quantité d’en-cours présente à tout moment sur une ligne de fabrication. Pour cela, elle utilise un nombre fixe d’autorisations à produire, aussi appelées ticket Conwip. La consigne de pilotage est simple : chaque ordre de fabrication envoyé en entrée sur la ligne doit être obligatoirement accompagné d’une autorisation à produire. Lorsque toutes les autorisations disponibles ont été engagées sur la ligne, les nouveaux ordres de fabrication doivent attendre en début de ligne. Ainsi, la ligne ne sera pas saturée par une quantité excessive d’en-cours. A l’autre bout, lorsqu’un ordre de fabrication sort de la ligne, l’autorisation qui l’accompagne devient à nouveau disponible. Cela permet alors l’entrée d’un nouvel ordre sur la ligne.

Le schéma suivant (Figure 3) décrit le principe d’une ligne de fabrication pilotée en Conwip. Dans le cas présenté, les ordres de fabrication sont émis par un système MRP à partir d’un processus de planification et d’un calcul des besoins. MRP va ainsi indiquer quelle référence doit être produite, et pour quelle date, ceci en fonction des commandes clients fermes et/ou prévisionnelles. Le système Conwip prend ensuite le relais de MRP au niveau de l’atelier afin de maintenir l’en-cours constant.



Les autorisations à produire sont ici figurées par des tickets bleus. Ces tickets se trouvent soit sur le tableau Conwip, ce qui signifie qu’ils sont disponibles, soit sur la ligne en accompagnement d’un ordre de fabrication (OF) engagé. Le lancement sur la ligne d’un nouvel OF émis par le calcul des besoins ne s’effectue qu’à la condition d’avoir également la matière et une autorisation à produire. En fin de ligne, les OF sont soldés dans l’ERP (Enterprise Ressource Planning), le produit entre en stock, et l’autorisation à produire redevient disponible sur le tableau Conwip.

Dans un système Conwip, l’en-cours est ainsi limité par la quantité totale d’autorisations (10 dans l’exemple ci-dessus). Cette quantité est déterminée au moment de la conception de la ligne, et correspond à un compromis entre l’objectif de cadence de ligne et l’objectif de temps de traversée. Un nombre élevé d’autorisations augmente l’en-cours et favorise la cadence, mais allonge aussi les temps de traversée. Un nombre faible réduit les temps de traversée, mais diminue aussi la cadence de sortie par effet de désamorçage du goulet de la ligne.

Concrètement, ces autorisations à produire sont matérialisées soit par des tickets comme dans l’exemple précédent, soit par les contenants des pièces. Dans le premier cas, la consigne stricte à respecter est que les ordres de fabrication doivent toujours être accompagnés d’un ticket Conwip. Dans le second cas, les contenants font office de ticket et la consigne est de ne pas déplacer les pièces en dehors des contenants Conwip.

Cette méthode convient à tout type de production manufacturière, depuis des cadences de quelques unités par mois, jusqu’à des cadences de millions de pièces mensuelles. Elle peut s’appliquer à des ateliers de fabrication comme à des lignes de réparation ou de recyclage. Elle est particulièrement appropriée pour des ateliers fabriquant de nombreuses références différentes avec des flux irréguliers (Bironneau, 2002), qui sont impossibles à piloter par les techniques Kanban habituelles (Giard & Mendy Bilek, 2007).

2.3   Conwip et Management Visuel

Si la méthode Conwip permet de limiter le nombre total d’ordres de fabrication, elle n’impose pas en revanche de contrainte forte quant à la répartition de ces ordres sur la ligne. L’intérêt par rapport au Kanban générique (aussi appelé Kanban d'emplacement) est que la ligne accepte ainsi le passage de produits variés avec des temps gammes différents. Lorsque le mix des produits change, la répartition des en-cours sur la ligne va s’équilibrer d’elle-même pour s’adapter selon le niveau de charge des postes. Les postes dont la charge augmente verront leur file s’accroître tandis que les postes moins utilisés auront une file plus courte.

Les niveaux des files sont surveillés en permanence par un système de management visuel afin de réagir aux surcharges. Les niveaux orange et rouge en haut des échelles indiquent la zone à partir de laquelle la file d’attente devient trop importante devant un poste. Dans cet exemple, des niveaux d’alerte orange et rouge ont également été positionnés au bas des échelles des postes goulets. L’objectif est de prévenir un risque de désamorçage de ces postes.


Figure 4 : Pilotage visuel en Conwip



2.4   Conwip et MRP (Manufacturing Resources Planning)

Les effets de la planification en flux poussé selon la méthode MRP via un calcul des besoins nets (CBN) sont documentés par la littérature (Plenert, 1999 ; Jonsson & Mattson, 2002) : files d’attentes élevées, délais de traversée longs, et priorisation difficile d’OF trop nombreux dans l’atelier.

L’utilisation du Conwip en complément de MRP apporte une réponse à ces problèmes. Le calcul des besoins nets de MRP détermine quelle référence doit être produite, et pour quelle date, ceci en fonction des commandes clients fermes et/ou prévisionnelles. Le système de pilotage Conwip prend le relais au niveau de l’atelier avec l’objectif de maintenir l’en-cours et donc le temps de traversée de la ligne constant. De cette façon, le délai réel d’atelier reste synchronisé avec les délais paramétrés dans l’ERP, assurant ainsi la cohérence entre les calculs prévisionnels du CBN et les dates de sorties réelles d’atelier.


Figure 5 : Synchronisation Conwip – MRP



2.5   Tableau Conwip en atelier

Un tableau Conwip de pilotage d’atelier affiche la salle d’attente des Ordres de Fabrication en attente

d'un jeton Conwip disponible, ainsi que la position des Ordres de Fabrication déjà engagés dans l’atelier.


Figure 6 : Exemple de tableau Conwip


Les Ordres de Fabrication engagés sont représentés sur des colonnes successives selon le principe de gamme-enveloppe de la ligne (Jaegler, 2018). Une gamme-enveloppe est une suite d’opérations de fabrication dans laquelle chaque référence qui passe sur la ligne va trouver son cheminement en allant toujours de l’avant et en sautant éventuellement certaines opérations. Cette représentation donne une très bonne visibilité sur l’avancement des Ordres de Fabrication, sur les files d’attente à chaque poste, et sur l’apparition éventuelle de goulets flottants sur la ligne.

3.   JUMEAU NUMERIQUE

L’objectif premier de l’Industrie du Futur (Industrie 4.0 ou Smart Manufacturing) est de rendre plus intelligents les modes de production grâce à la mise en réseau des machines et des hommes. Ainsi, l’industrie 4.0 permet l’intégration sur trois axes de l’ensemble de la chaîne de valeur (Shiyong et al. 2016) :

     l’intégration horizontale : tout au long de la chaîne de valeur, les machines et les hommes communiquent en temps réel directement sur le centre opérationnel ;

     l’intégration verticale : le pilotage des systèmes et des sous-systèmes à travers la flexibilité et la reconfiguration des réseaux de production ;

     l’intégration temporelle : tout au long du cycle de vie du produit, les objets connectés enregistrent les données de conception, fabrication et utilisation des produits.

Pour viser ces différentes intégrations, l’industrie 4.0 se base sur plusieurs concepts clés, dont le Jumeau Numérique qui est considéré comme une virtualisation du monde physique, via une copie dans le monde virtuel de données réelles collectées (Terkaj et al., 2015). Un Jumeau Numérique est ainsi une représentation virtuelle d'un produit ou d'un processus physique. Son objectif est d’appréhender le comportement de son équivalent physique et de prédire son évolution dans le temps. Concernant la représentation d’un processus manufacturier, le concept de Jumeau Numérique est proche de celui de simulation. Toutefois, la différence réside dans le fait que le Jumeau Numérique est connecté à la ligne réelle de fabrication.

Tao et al. (2018a) présentent le Jumeau Numérique comme l’une des technologies les plus prometteuses pour la réalisation de la fabrication intelligente et de l’Industrie 4.0.  Ces auteurs ont publié en 2018 un état de l’art autour de cette technologie, ses composantes et son usage. En utilisant les données fournies par des capteurs du monde réel, un Jumeau Numérique est utilisé pour analyser et simuler le fonctionnement d’un système, pour anticiper ses réponses aux changements, et pour en améliorer la performance.

Les Jumeaux Numériques font désormais partie intégrante de la simulation, des tests et de l’exploitation de données massives fournies par les objets intelligents (Tao et al., 2018b). Cette technologie présente un fort potentiel pour la représentation, l’étude et l’analyse de systèmes complexes, en particulier les systèmes logistiques (Guerreiro et al., 2019).

Dans les cas que nous étudions, le Jumeau Numérique va compléter le pilotage opérationnel quotidien sur un Conwip digital, en donnant des informations prévisionnelles sur les situations de pilotage à venir dans le futur.

4.   Conwip Digital

4.1   Principes

Concrètement, digitaliser un tableau Conwip consiste à transférer la version papier sur écran, sous forme de tickets numériques. L’exemple qui suit montre le tableau Conwip digitalisé d’un atelier d’usinage, avec sa salle d’attente à gauche et sa gamme-enveloppe en colonnes dans la partie droite  (Figure 7).

Le principe de la digitalisation d’un outil de pilotage visuel est une pratique déjà largement testée en entreprise. Si l’on met à part l’Echange de Données Informatisée (EDI) qui s’y apparente mais concerne surtout la Supply chain externe, on trouve de premières descriptions de digitalisations en 2008 par exemple dans (Lee‐Mortimer, 2008).

Cependant, Michel Greif (1989) avait décrit plusieurs années auparavant les atouts concrets de solutions visuelles basées sur des supports physiques et non pas informatiques, et exposé les risques de mauvaise appropriation de solutions trop digitalisées. A sa suite, de nombreux auteurs se sont interrogés sur les raisons du très faible nombre de cas d’adoption long terme du Kanban digital (Lee‐Mortimer, 2008). Ces auteurs ont montré que finalement les seules expériences qui durent sont celles où le Kanban digital garde un mimétisme fort avec le Kanban physique, permettant ainsi aux utilisateurs de manipuler au sens premier du terme des tickets digitaux sur des écrans tactiles. Ces mêmes auteurs insistent sur le fait que l’intérêt des entreprises pour le Kanban digital est finalement resté faible et que la solution traditionnelle basée sur des cartes papier reste majoritairement utilisée.

Concernant le Conwip, la digitalisation d’un tableau papier en est à ses débuts. Le principe consiste à représenter sous forme digitale les Ordres de Fabrication aux différentes étapes d’avancement, en imposant un en-cours constant c’est-à-dire en imposant un nombre de jetons Conwip virtuels limités.

 


Figure 7 : Tableau digital de pilotage en Conwip


Les retours d’expériences tirées des expérimentations du Kanban digital montrent bien qu’il faut conserver ce mimétisme fort avec le tableau papier, et permettre une manipulation tactile du ticket virtuel identique au déplacement physique d’un ticket Conwip. Mais pour assurer l’acceptation sur le terrain de la solution informatisée, il nous semble aussi nécessaire que les tableaux digitaux apportent des fonctionnalités supplémentaires qui ne sont pas réalisables en mode papier traditionnel.

Ces fonctionnalités supplémentaires sont :

     La synchronisation avec l’ERP ou le MES (Manufacturing Execution System), par création et avancement automatique des tickets via un import régulier de données.

     La réplication du tableau Conwip en des lieux multiples lorsque le périmètre de l’atelier est vaste.

     La capitalisation de données de terrain permettant de livrer des indicateurs de performance comme une Value Stream Mapping par exemple.

     La prédiction de comportement de la ligne par calcul et simulation sur un Jumeau Numérique.

Nous nous attachons par la suite aux fonctionnalités apportées par le Jumeau Numérique.

4.2   Apports du Jumeau Numérique

4.2.1  Pronostics sur les dates de sortie des ordres de fabrication MRP

Dans un système MRP, le calcul des besoins nets est basé sur les délais d’obtention qui ont été paramétrés pour chaque article. Ce sont des paramètres fixes alors que les délais réels d’atelier sont des variables aléatoires qui dépendent fortement du niveau des files d’attente devant chaque poste de travail.

Comme un système Conwip est capable de piloter des références très différentes en termes de trajectoires de gammes, les délais de traversée spécifiques de chaque OF sont très difficiles à pronostiquer.

Dans ce contexte, le Jumeau Numérique apporte une solution de calcul intéressante. Il s’agit de faire vieillir l’atelier en simulant l’avancement dans le futur de ses ordres de fabrication. La détection de l’instant de passage simulé en fin de dernière opération donne pour chaque Ordre de Fabrication engagé un pronostic sur sa date de sortie de ligne. Cette simulation est basée sur la gamme individuelle de chaque OF et sur les capacités des postes de fabrication. Le résultat du calcul dépend des files d’attente que l’OF trouvera sur son passage, et éventuellement de son niveau de priorité par rapport aux autres OF.

Ce calcul est réalisé à capacité finie et tient compte de la situation réelle de l’atelier en termes de files d’attente. Il est ainsi d’une meilleure précision que les délais standards paramétrés et utilisés par MRP. Ce délai calculé peut être remonté régulièrement dans l’ERP pour évaluer les écarts avec la date de fin d’OF planifiée.

Il est également possible de tester avec le Jumeau Numérique l’impact sur les délais de la priorisation d’ordres de fabrication et de l’ordonnancement de files d’attente. Un couplage optimisation-simulation permet de rechercher par heuristiques des solutions d’ordonnancement minimisant les écarts entre dates de fin de fabrication calculées et dates de fin de fabrication attendues.

4.2.2  Calcul du planning prévisionnel des Ordres de Fabrication

Dans un système Conwip, le pilotage s’effectue à partir de la visualisation des files d’attente des différentes colonnes de la gamme enveloppe : lorsque le niveau d’une colonne dépasse sa zone verte de fonctionnement nominal, les capacités de ses ressources doivent être augmentées.

Ce principe guide l’allocation du personnel polyvalent sur la ligne : une personne apte à réaliser des tâches sur différentes colonnes sera affectée aux colonnes dont la file d’attente atteint le niveau rouge de façon à rééquilibrer en permanence la ligne.

En conséquence, on voit qu’il n’est pas nécessaire de construire un planning prévisionnel pour chaque personnel de la ligne lorsque l’on pilote un atelier Conwip. Le planning est le résultat de l’allocation dynamique du personnel sur les postes des différentes colonnes du Conwip, en fonction des goulots flottants constatés en temps réel.

Cependant, il reste utile de visualiser le diagramme de Gantt des trajectoires des OF dans le futur. Le Jumeau Numérique permet de construire ce diagramme comme résultat de la simulation de l’avancement des différentes tâches sur les colonnes successives du tableau Conwip. La figure suivante donne un exemple de planning prévisionnel reconstruit en temps réel par le Jumeau Numérique à chaque mouvement de ticket virtuel sur le tableau digital. Les étapes en jaune indiquent l’historique de la trajectoire de l’OF et les étapes en mauve montrent le futur calculé.


Figure 8 : Planning prévisionnel par simulation

4.2.3  Calcul de la charge prévisionnelle au poste de travail

Un dernier apport du Jumeau Numérique est de prévoir, toujours par simulation et à capacité finie, les zones futures de surcharge de la ligne de fabrication.

La figure suivante est un exemple de thermographie de charge future :

Figure 9 : Thermographie de charge future

Les colonnes de la gamme enveloppe du Conwip sont en abscisse. Le temps se déroule sur l’axe des ordonnées, de bas en haut.

Les valeurs dans les cases indiquent le niveau prédit des files d’attente des différents postes de fabrication dans le futur. La couleur est calculée en comparant lors de la simulation sur le Jumeau Numérique la taille des files d’attente atteinte chaque jour avec les indicateurs du pilotage visuel.

Ce type de diagramme prévisionnel est utilisé pour anticiper les pics de charge et planifier en conséquence les ajustements de capacité.

5.   Etude de cas

5.1   Contexte de l’étude

Nous présentons un retour d’expérience basé sur l’utilisation de 14 tableaux Conwip numériques répartis sur les secteurs suivants :

                 4 en fabrication mécanique traditionnelle,

                 3 en fabrication de cartes électroniques,

                 3 en réparation de produits industriels,

                 2 en horlogerie de précision,

                 1 en fabrication additive,

                 1 en certification de pièces industrielles.

Sur l’ensemble de ces cas étudiés, les processus de fabrication ou de réparation étaient caractérisés par une forte variabilité : soit par la diversité des références à fabriquer, soit par l’instabilité du mix produit, soit par l’imprévisibilité des séquences en entrée (cas de la réparation par exemple). Dans tous les cas, le Conwip a été mis en œuvre pour réduire les en-cours, ainsi que pour mieux maîtriser et prévoir les délais. Les autres méthodes de pilotage destinées à tendre les flux (takt time, Kanban, Kanban d’emplacement) n’étaient pas mobilisables en raison de la trop forte diversité des produits et de l’instabilité de la demande.

Dans sept de ces cas, le tableau digital a été déployé à la suite d’une première phase d’expérimentation de la méthode de flux tiré Conwip sous forme de tableau manuel traditionnel. Dans les autres cas, le Conwip a été directement déployé en mode digital, mais ces ateliers étaient déjà familiers de l’usage de tableaux de communication visuelle en atelier pour la planification et le pilotage de la fabrication.

Le retour d’expérience présenté ici porte sur les avantages et inconvénients d’une solution digitale 4.0 perçus par les utilisateurs, avec un focus particulier sur les apports potentiels d’un Jumeau Numérique.

5.2   Résultats du retour d’expérience

Les problèmes détectés sur une solution manuelle traditionnelle de pilotage d’atelier ont été les suivants :

     Incohérence entre position des cartes sur le tableau et position des en-cours,

     Interactions difficiles avec les périmètres éloignés de la zone de localisation des tableaux Conwip,

     Difficulté du pronostic des dates de sortie des OF,

     Complexité de réalisation d’un planning d’atelier.

Les deux premiers points ont été améliorés par la digitalisation des tickets, les deux derniers par les apports du Jumeau Numérique.

5.2.1  Incohérence entre position des cartes et position des en-cours

La première difficulté exprimée quant à l’usage d’un tableau de pilotage d’atelier traditionnel est le possible décalage entre la position des cartes sur le tableau et la position des OF dans l’atelier. Les cartes doivent être déplacées manuellement à chaque fin d’opération de la gamme de l’OF. En réalité le taux de complétude constaté est en moyenne de l’ordre de 80 %, ce qui signifie qu’une carte sur cinq n’est pas à sa bonne position sur le tableau. Des procédures sont alors mises en place pour recaler régulièrement les cartes mal positionnées, soit au moment de l’animation quotidienne d’atelier devant le tableau, soit en amont par inventaire permanent des OF.

La digitalisation du tableau palie ce problème, à la condition que le déplacement des cartes soit synchronisé automatiquement sur les déclarations de fabrication réalisées dans l’ERP ou dans le MES. Dans ce cas, et sous réserve d’une saisie rigoureuse de l’avancement dans l’ERP/MES, le tableau digital reflète correctement et en permanence l’avancement des OF. L’inconvénient constaté sur le terrain est que les utilisateurs interagissent moins avec le tableau de pilotage, avec le risque d’une mauvaise appropriation de la solution comme cela s’était produit pour le Kanban digital.

5.2.2  Interactions difficiles avec les périmètres éloignés de la zone de pilotage des tableaux Conwip

Une seconde difficulté relevée lors de l’observation des cas est la barrière à l’usage d’un tableau traditionnel pour les personnes dont le poste de travail en est physiquement éloigné. Cela arrive lorsque le périmètre de l’atelier est vaste, ou encore lorsque le processus de fabrication incorpore des étapes particulières comme du traitement thermique ou du traitement de surface. Le déplacement physique vers le tableau devient alors un obstacle à la mise à jour des étiquettes.

Comme pour le Kanban digital entre client et fournisseur, la digitalisation d’un Conwip apporte une solution par la réplication possible du même tableau Conwip sur différents écrans répartis dans l’atelier. Cette solution fonctionne en termes de saisie distribuée des informations. Elle a toutefois l’inconvénient de renforcer l’isolement entre les différents utilisateurs. Pour compenser ce problème, les utilisateurs de solutions digitales répliquées imposent un temps quotidien de coordination de l’équipe devant le même écran sous forme de routines d’animation. Cette pratique est destinée à reconstruire la compréhension par tous de l’ensemble du flux, afin de favoriser l’implication de chacun dans la performance globale de l’atelier.

5.2.3  Difficulté du pronostic des dates de sortie des OF

Grâce à son en-cours constant, un pilotage en Conwip assure à cadence fixe et via la loi de Little un temps de traversée moyen constant. Toutefois, ce temps de traversée n’est qu’une moyenne sur l’ensemble des OF. Sur tous les cas étudiés, les trajectoires des gammes varient beaucoup d’une référence à une autre. En conséquence la dispersion des temps de traversée autour de la moyenne y est trop forte pour baser un pronostic de délai par OF sur cette seule moyenne. Avant digitalisation, l’estimation de la date de sortie à partir d’un tableau Conwip traditionnel ou bien à partir d’un planning d’atelier manuel était très difficile, car le temps de traversée d’un OF dépend des files d’attente que l’OF verra devant lui quand il arrivera à chaque poste. Quand chaque OF qui se trouve devant lui a une trajectoire de gamme différente, la prédiction à la main par le planificateur est chronophage et imprécise.

Le Jumeau Numérique embarqué dans le tableau digitalisé a apporté dans l’ensemble de cas analysés une aide efficace à la prédiction de délai de sortie de la ligne : suppression du temps passé par le planificateur pour calculer les délais (cela prenait jusqu’à un jour par semaine dans un cas particulier de l’échantillon observé) et amélioration du niveau de précision des dates de sortie prévisionnelles de chaque OF.

5.2.4  Complexité de réalisation d’un planning d’atelier

Le planning d’atelier, souvent réalisé à l’avance pour une semaine complète, est à la fois un outil d’allocation des tâches et de vérification de la réalisation dans les temps du travail donné. Il indique le travail à faire et la date à laquelle ce travail doit être terminé. En contexte de variabilité, la construction d’un planning est complexe. Les évolutions du mix produit empêchent de reproduire des motifs de planification à l’identique d’une semaine sur l’autre. Mais surtout, une petite perturbation en début de semaine peut générer des décalages sur l’ensemble des tâches en aval.

Passer en pilotage de type Conwip implique d’arrêter de construire un planning puisque l’allocation des tâches est réalisée au fil de l’eau en fonction du niveau des files d’attente et des OF prioritaires. C’est d’ailleurs aussi le cas en Kanban, où la décision d’engagement d’un OF résulte de l’atteinte d’un seuil sur la colonne du tableau.

La différence toutefois entre un Kanban et un Conwip est que le Conwip s’applique à plusieurs opérations successives d’une gamme de fabrication, mobilisant plusieurs ressources consécutives. Pour cette raison, il est légitime de vouloir conserver la vision prospective donnée par un planning, de façon à anticiper l’arrivée des OF sur un poste dans le futur (préparation d’un outillage, organisation du poste, identification à l’avance d’une personne qualifiée pour la référence à fabriquer …).

Comme indiqué plus haut, cette fonctionnalité de calcul du planning prévisionnel des Ordres de Fabrication est apportée par le Jumeau Numérique.

Le diagramme de Gantt est calculé automatiquement en fonction des gammes, des files d’attente et de la dernière position réelle connue des OF. Le planning d’atelier obtenu est ainsi utilisé comme donnée de sortie de la planification et non plus comme donnée d’entrée. C’est dans la pratique un outil de la digitalisation très consulté sur le terrain. Il apporte de la profondeur d’analyse pour le responsable de secteur. Il lui permet également de retrouver un mode de représentation habituel, favorisant ainsi la transition vers l’usage du tableau digital.

6.   CONCLUSIon

La digitalisation des tableaux de pilotage d’atelier est une évolution logique qui s’inscrit totalement dans la transition actuelle vers l’Usine du Futur. Elle apporte de nombreux atouts comme la création et l’avancement automatique des tickets et la réplication des informations en différents lieux de l’atelier.

Toutefois, pour en assurer la bonne appropriation sur le terrain, il faudra dépasser la simple virtualisation d’étiquettes physiques et mettre à disposition de nouvelles fonctionnalités augmentées pour le pilotage d’atelier.

Le Jumeau Numérique est au premier rang de ces fonctionnalités, à la condition qu’il soit mis directement à la disposition des utilisateurs de terrain. Il permettra ainsi une prise de décision autonome au plus près du flux de production, seule solution efficace pour gérer les incertitudes permanentes qui caractérisent la fabrication en contexte de forte variabilité.

7.   REMECIEMENTS

Nous tenons à remercier Monsieur Philippe Dresin, Directeur d’Exploitation LEON VEYRET et Directeur Performance Industrielle du Groupe SAPIENS pour son autorisation d’utiliser dans cet article une photographie du tableau Conwip d’un de ses ateliers.

8.   REFERENCES

Baglin, G., Lamouri, S., Thomas A., (2015), Maîtriser les progiciels ERP. Editions Economica.

Bironneau , L. (2002). Proposition d’un modèle d’aide au choix des méthodes et des outils de pilotage de la production en milieu industriel. Revue Française De Gestion Industrielle, 21(1), 29–53. https://doi.org/10.53102/2002.21.01.419

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9.   BIOGRAPHIE

  Anne-Lise Dumoutier :

Docteure en Informatique. Sa thèse concernait le Génie Industriel appliqué à la fabrication additive. Ingénieur de recherche chez Wipsim, son domaine porte sur les approches d’optimisation via la simulation.

 

 Jérôme Lions :

Géographe de formation, Jérôme Lions a longtemps évolué dans le secteur environnemental. Il s’est ensuite dirigé vers les nouvelles technologies pour occuper maintenant un poste d’ingénieur en développement logiciel chez Wipsim.

 

  Patrick Burlat :

Patrick Burlat est Ingénieur Centrale-Supelec, Docteur en économie, Professeur et HDR en Génie Industriel. Il dirige actuellement la société Wipsim spécialisée dans l’optimisation du pilotage d’atelier.

 

 

Anne-Lise Dumoutier, WIPSIM, annelise.dumoutier@wipsim.fr,

  https://orcid.org/0000-0003-1234-4970

Jérôme Lions, WIPSIM, jerome.lions@wipsim.fr

Patrick Burlat, WIPSIM, patrick.burlat@wipsim.fr