Revue Française de Gestion Industrielle
Vol. 34, N°3
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ACHATS ET OPEN INNOVATION :
L'A380 ET LE TECHNOCAMPUS EMC² D'AIRBUS
Oihab Allal-Chérif
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Résumé. En période de crise, l'innovation est une des clés de la
différenciation et donc de la survie des entreprises. Cependant, les actions
menées par les managers pour stimuler la créativité se font essentiellement
dans le cadre d'une innovation fermée classique réalisée uniquement en
interne. L'innovation ouverte (open innovation) est pourtant un moyen
beaucoup plus efficace et économique de développer de nouveaux produits,
de nouveaux matériaux, de nouvelles technologies et de nouvelles méthodes.
Elle nécessite que les organisations partenaires évoluent en réseau ouvert au
sein duquel elles vont collaborer, apportant chacune leurs expertises et leurs
talents. C'est généralement la fonction achats, transverse et connectée à
l'environnement de l'entreprise, qui pourra le mieux orchestrer cette open
innovation en sélectionnant les meilleurs fournisseurs afin de collaborer avec
eux selon des modèles d'intégration plus ou moins avancée. L'étude du cas de
l'entreprise Airbus, élaborée à partir d'une observation participante d'une
année, permettra de définir le rôle de la fonction achats dans cette démarche
d'innovation ouverte, ainsi que ses avantages, ses dangers et ses limites. Les
exemples de la conception de l'A380 et de l'environnement du Technocampus
EMC² illustreront les méthodes de management de la relation fournisseur
associées à l'open innovation.
Mots clés : Achats ; Collaboration ; Open Innovation ; Gestion de la Relation Fournisseurs ;
Airbus ; Etude de cas.
Introduction
Avec la concentration progressive des entreprises sur leur cœur de métier,
l'intensification de la pression concurrentielle, le développement du commerce international
et la situation actuelle de crise économique profonde, les entreprises doivent mettre en
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Directeur du Département Management des Opérations et Systèmes d'Information, KEDGE Business
School, Bordeaux, France, oihab@kedgebs.com.
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œuvre de nouvelles stratégies de différenciation pour rester compétitives. L'économie
mondiale subit d'importantes transformations structurelles qui contraignent les entreprises à
s'adapter et en particulier à développer des capacités d'agilité (Dameron & Torset, 2012).
L'intelligence stratégique globale des entreprises leur permet de reconfigurer leur
organisation et leurs ressources en fonction des changements environnementaux et des
challenges auxquels elles sont confrontées (Barrand & Deglaine, 2013).
L'instabilité économique détruit des entreprises et des secteurs d'activité entiers,
stimulant la compétitivité et la créativité. Le processus de destruction créatrice décrit par
Joseph Schumpeter (1942) semble s'accélérer dans une course effrénée à l'innovation qui
produit des technologies tueuses à un rythme de plus en plus rapide. La réduction des coûts
et l'optimisation des processus, bien que nécessaires, ne sont pas suffisantes pour assurer le
leadership. De nouveaux modèles économiques doivent être mis en œuvre pour créer une
valeur plus durable en collaboration avec ses partenaires (Allal-Chérif, Maira & Poissonnier,
2011). Des grappes virtuelles d'entreprises forment des clusters de compétitivité qui
associent plusieurs maillons d'une même chaîne de valeur. Ces entreprises étendues
cherchent collectivement à être les premières entrantes sur les marchés émergents. Les co-
makers ou co-designers, clients et fournisseurs stratégiques, associent leurs talents
spécifiques complémentaires afin de réaliser ensemble des projets inaccessibles séparément
(Allal-Chérif, 2011). Pour bénéficier d'avantages concurrentiels décisifs et conquérir de
nouveaux marchés, le développement de nouveaux produits, de nouvelles technologies, de
nouveaux matériaux, de nouvelles méthodes de production et de nouveaux modes de
management est déterminant (Reinmoeller & van Baardwijk, 2005).
De nouvelles formes d'alliances se multiplient, comme la coopétition entre
concurrents, qui leur permet de collaborer en amont de la chaîne de valeur, tout en restant
en concurrence en aval. La mise en commun de ressources favorise l'innovation et génère
des avantages compétitifs collectifs destinés à distancer les concurrents qui n'ont pas été
associés au partenariat (Park, Srivastava & Gnyawali, 2014). Plus généralement, des réseaux
d'acteurs coopèrent les uns avec les autres pour créer des synergies, décupler leur capacité
d'innovation et bénéficier des expertises les uns des autres. Les efforts de recherche et
développement sont partagés entre des clients, des fournisseurs, des universités et des
laboratoires publics ou privés dans des écosystèmes destinés à stimuler la créativité (Beaume
& Susplugas, 2010). Ces pôles de compétitivité, financés par co-investissement, sont destinés
à favoriser l'innovation ouverte, ou open innovation, basée sur le partage et l'échange entre
différentes organisations (Chesbrough, 2003 ; Chesbrough, Vanhaverbeke & West, 2008).
La fonction achats est au cœur de ces réseaux d'entreprises innovantes. Cette fonction
devenue stratégique dans tous les secteurs industriels est de plus en plus impliquée dans les
démarches d'innovation conjointe entre les entreprises et leurs fournisseurs partenaires
intégrés. Les acheteurs deviennent des entrepreneurs internes, ou intra preneurs, en charge
de faire de la veille technologique, d'identifier les fournisseurs les plus prometteurs, de
construire des relations collaboratives durables, de piloter des réseaux virtuels multiculturels
et multi-langages et de gérer des projets transverses (Allal-Chérif & al., 2011).
Cet article propose d'explorer le rôle de la fonction achats dans la démarche
d'innovation ouverte des entreprises à travers le cas d'Airbus. Il s'agira donc de déterminer
dans quelle mesure les acheteurs peuvent initier, stimuler et orchestrer l'open innovation.
Dans une première partie, une revue de littérature associera les processus associés à la
gestion de la relation fournisseur avec les processus créatifs de recherche et développement.
Les concepts mobilisés par la problématique seront étudiés et connectés les uns aux autres
dans une démarche prospective. Une deuxième partie expliquera la méthodologie
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qualitative exploratoire fondée sur l'étude approfondie du cas de la société Airbus. Cette
entreprise a adopté une démarche d'open innovation avec ses fournisseurs stratégiques à
l'échelle européenne. La troisième partie présentera cette étude de cas et les principaux
résultats de l'observation participante. La quatrième partie sera consacrée à la discussion et
aux recommandations.
1. La fonction achats : l'open innovation comme moteur de la
collaboration ouverte
La fonction achats est souvent perçue comme une fonction stratégique uniquement
parce qu'elle représente à elle seule 60% en moyenne du chiffre d'affaires des entreprises et
jusqu'à plus de 80% dans l'industrie. Certes, cette fonction représente un levier considérable
d'économies et sa proximité avec la direction générale et la direction financière lui confère
un pouvoir décisionnel important. Cependant, la vision d'une fonction achats uniquement
destinée à faire du cost killing est obsolète (De Faultrier & Rousseau, 2009).
1.1 De l'innovation à l'open innovation : la collaboration comme catalyseur
L'innovation est la clef de voute de l'économie actuelle (Perrotin & Soulet de Brugière,
2007), mais ce n'est pas nouveau car l'économiste Joseph Schumpeter avait déjà mis
l'innovation au cœur des préoccupations des managers à travers ses théories de la
destruction créatrice et des grappes d'innovation (Schumpeter, 1942 ; 1947). Selon lui, le
circuit classique de l'économie est rompu par l'innovation. Une fois qu'un produit est lancé
et qu'il génère des profits, il attire de plus en plus d'entrepreneurs qui souhaitent s'accaparer
une partie des parts de marché. Cela conduit donc à une augmentation de l'offre : la
concurrence accrue implique une diminution des prix et des marges. La fin du cycle de vie
de produit est donc précipitée par sa perte de rentabilité. Pour interrompre ce phénomène et
continuer à faire des profits, l'innovation peut prendre cinq formes différentes : (1) la
fabrication d'un nouveau produit, (2) la mise en place de nouvelles techniques de
production, (3) l'ouverture de nouveaux marchés, (4) l'utilisation de nouveaux matériaux ou
de nouvelles technologies et (5) une réorganisation des processus de travail. Schumpeter
explique également que ces innovations se produisent généralement en grappes, c’est-à-dire
de façon irrégulière et groupées. Elles sont issues d'un processus de création mais elles
conduisent à une dépression liée à la destruction des anciens produits, des anciennes
technologies ou des anciens marchés, devenus obsolètes ou non rentables. C'est ce
phénomène qui est connu aujourd'hui sous le nom de destruction créatrice.
L'open innovation définie par Chesbrough (2003 ; 2008) positionne le processus
d'innovation dans le contexte actuelle de course à la compétitivité, de péril lié à la crise
économique et de concentration des entreprises sur leur cœur de métier ce qui implique la
nécessité de créer des alliances entre acteurs d'une même chaîne de valeur. Le concept
d'innovation ouverte est né de l'observation d'entreprises multinationales globales telles que
Xerox, IBM, Cisco et Intel. Chesbrough définit l'open innovation comme la coopération entre
plusieurs entreprises qui partagent des ressources, des connaissances et des compétences
dans un objectif créatif. Cette collaboration s'effectue dans le cadre d'une économie de
marché, avec une libre diffusion de l'information, et une dimension technologique fortement
dominante. L'open innovation applique le principe de l'ODOSOS, c’est-à-dire open data, open
source et open standards.
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Chesbrough (2003) commence par étudier certaines grandes entreprises nord-
américaines et constate qu'elles seraient plus performantes et auraient une capacité
d'innovation plus importante grâce à des pratiques managériales nouvelles et à une plus
grande ouverture sur leur environnement. Ainsi, l'entreprise Cisco aurait surclassé Lucent
parce qu'au lieu d'investir dans la recherche pour développer de nouveaux produits et
services, l'entreprise Cisco a procédé à une veille technologique et stratégique, a identifié les
acteurs avec le plus de potentiel créatif et avec une vision du marché proche de la leur. Le
groupe a alors développé des relations de formes très diverses avec ces entreprises :
investissement dans des projets communs, partenariats à long terme, rachats et filialisations.
Cela a permis à l'entreprise Cisco d'accéder à une quantité considérable de connaissances et
d'expertises ainsi qu'à des projets d'envergure à moindre coût. Cisco a ainsi distancé son
principal concurrent Lucent qui a pourtant dépensé des sommes beaucoup plus importantes
mais dans des innovations fermées qui ont eu des retombées bien plus modestes.
Le contexte actuel remet en cause les modes de management de l'innovation
traditionnels. En effet, Chesbrough constate (1) que le turnover important des managers
implique que leurs savoirs sont aussi mobiles d'eux, (2) que les cycles de vie des produits
sont de plus en plus réduits, particulièrement pour les produits technologiques, (3) que les
risques industriels sont de plus en plus nombreux et de plus en plus élevés, et (4) que
l'expertise sur les produits n'est pas dans l'entreprise mais chez ses fournisseurs et chez ses
clients. Les managers sont donc amenés à la fois à faire preuve de plus d'humilité,
d'ouverture, d'audace et de créativité. Plutôt que de rester ancrés dans des pratiques
traditionnelles et d'appliquer des recettes de gestion classiques, ils doivent sortir du cadre et
imaginer des solutions auxquelles les autres n'auront pas pensé. Selon Chesbrough, la
connaissance ne doit plus être considérée comme une propriété privée exclusive et un
moyen de dominer ses concurrents, mais elle doit être partagée dans un réseau de
partenaires associés dans des pôles de compétitivité qui forment un écosystème où les
innovations pourront incuber rapidement.
Dans ce type de collaboration inter-organisationnelle destinée à favoriser l'innovation
ouverte, il est essentiel de bien définir les règles du jeu en amont, en particulier en termes de
partage d'information, de confidentialité et de propriété intellectuelle, ainsi que de
"développer une culture commune d'innovation avec ses partenaires" (Saunière & Leroyer,
2012). Pour formaliser une stratégie d'innovation collaborative, il est souhaitable au
préalable (1) de rendre disponible les ressources internes qui ne doivent pas être saturées, (2)
de choisir un domaine d'innovation au cœur de l'activité de l'entreprise, (3) de s'assurer que
le thème de recherche est mature et proche de la commercialisation, (4) de sélectionner des
acteurs qui disposent d'expertises complémentaires, et (5) de mesurer le potentiel de
différenciation et de conquête que recèle l'innovation envisagée (Saunière & Leroyer, 2012).
Parmi les différents types d'innovation collaborative proposés par Saunière & Leroyer
(2012) c'est l’innovation conjointe qui est la plus proche du système d'open innovation décrit
par Chesbrough (2003). Cette innovation conjointe peut prendre la forme d'un consortium
entre plusieurs entreprises qui collaborent durablement à des programmes de recherche. Ces
mêmes entreprises peuvent aussi développer des partenariats stratégiques sous la forme de
joint-ventures et investir ensemble dans des sociétés ou des laboratoires de recherche qui
correspondent à leurs marchés cibles. Elles peuvent ainsi préparer le lancement de nouveaux
produits et la conquête de nouveaux territoires. Les entreprises peuvent soit intégrer leurs
fournisseurs dans la conception et le développement, soit directement mettre en commun
leurs équipes de recherche dans des espaces de travail physiques ou virtuels.
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1.2 La fonction achats pilote de la créativité dans l'entreprise
La relation entre certains grands donneurs d'ordre et leurs fournisseurs stratégiques
est donc complètement transformée, car ceux-ci font désormais partie de la même entreprise
étendue et que leur avenir est intimement lié à leurs succès respectifs. Les rapports de
marchandage destinés à réduire systématiquement les coûts et à créer de la valeur à court
terme disparaissent avec les pressions systématiques et les manœuvres déstabilisantes
associées. Les groupes industriels, dont la maturité achats est suffisamment élevée, ont bien
compris qu'ils devaient s'ouvrir sur leur environnement, intégrer leurs fournisseurs, établir
une relation partenariale de confiance et adopter une logique de création de valeur durable
par l'innovation ouverte (Allal-Chérif, Maira & Poissonnier, 2011).
La stratégie des achats dans les entreprises industrielles est de réduire les panels de
fournisseurs et de favoriser les partenariats collaboratifs à long terme pour créer
collectivement des modes de différenciation et de création de valeur durable. Les managers
achats utilisent les outils de mesure, d'analyse, de pilotage et de coordination. Ils réalisent
une veille technologique afin de déterminer les axes stratégiques de développement et les
futurs projets à mener. Leur rôle est déconnecté de l'opérationnel, externalisé ou confié à des
approvisionneurs, et se focalise sur le tactique et le stratégique. Ils doivent adopter une
vision globale, considérer à la fois les attentes des clients et les expertises des fournisseurs,
impliquer les acteurs internes et externes au plus haut niveau et susciter l'adhésion à leur
vision prospective (Allal-Chérif, Poissonnier & Maira, 2013).
Les acheteurs deviennent donc des entrepreneurs, ou intra-preneurs pour
entrepreneurs internes, qui dirigent des projets dont l'identité peut être tellement forte
qu'elle génère un sentiment d'appartenance des parties prenantes plus important que celui
de leur propre entreprise. Les acheteurs sont les référents en interne et en externe que
chaque acteur sollicitera pour comprendre les attentes vis-à-vis de lui et la contribution qu'il
peut apporter au projet global. Ce sont eux qui vont insuffler l'esprit de l'innovation ouverte
qui associe à la fois la collaboration entre partenaires aux relations équilibrées et la créativité
qui combine les talents pour aller bien au-delà du potentiel de chacun des acteurs
(Philippart, Verstraete & Wynen, 2005).
La gestion de la relation avec les fournisseurs apparaît comme un enjeu stratégique
majeur afin de favoriser la création de valeur durable et la croissance économique. Les
acheteurs mettent en place les partenariats et les processus nécessaires à une meilleure
collaboration et à l’innovation. L'objectif est d'être pionnier sur les marchés émergents et
d'être les first moovers avec des technologies tueuses, des produits révolutionnaires et des
modèles économiques rentables. Le rôle central des achats dans la recherche de l'innovation
passe avant tout par la sélection des fournisseurs qui ont les talents les plus utiles et les
expertises les plus prometteuses. Ceux-ci sont intégrés dans des projets ils sont
partenaires à part entière et où ils collaborent à une stratégie dont ils sont les co-concepteurs
(Allal-Chérif, Maira & Poissonnier, 2011).
1.3 L'innovation ouverte réconcilie acheteurs et fournisseurs
Les achats changent donc de nature : ils ne sont plus centrés sur la transaction mais
bien plus sur l’information, la relation et l’innovation. Les managers des grands groupes
industriels ont compris qu'ils ne pourront pas continuer à être compétitifs en restant seuls et
qu'ils ont besoin d'associer des ressources externes à leurs efforts et de développer de
nouveau modèles économiques (Ordanini, Micelli & Di Maria, 2004). L'innovation est le
principal objectif de ces nouvelles formes d'alliances car c'est par elle que la valeur durable
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sera créée et que des niveaux de performances commerciales plus élevés pourront être
atteints. Un nouveau type d'acheteur, désigné "acheteur innovation", doit connecter deux
processus qui sont assez éloignés l'un de l'autre dans la chaîne de valeur : la recherche et la
conception très en amont, et l'innovation et la commercialisation, très en aval. L'acheteur
accompagne le processus créatif pour lui permettre d'aboutir à un nouveau produit qui sera
lancé avec succès sur le marché cible (Monnier, 2013).
Le rapport du 7ème Observatoire des Achats, "L'innovation, second souffle pour les
achats ?", établi par BearingPoint, cabinet de conseil spécialisé en Business Consulting, en
partenariat avec l'ESSEC et Novamétrie, indique que 57% des entreprises évoluent sur un
marché porté par l'innovation et que 37% des directeurs achats placent l'innovation en tête
de leurs priorités. Dans cette étude menée auprès de 400 entreprises européenne,
l'innovation est un sujet prioritaire auprès de 92% des directions générales et 88% des
équipes achats considèrent qu'elles sont proactives. 70% des responsables achats estiment
que leurs relations stratégiques avec leurs fournisseurs clés intègrent une dimension
innovation (Serrano, 2012). On constate donc un décalage assez paradoxal entre les niveaux
opérationnels et tactiques de la fonction achats qui voient l'innovation comme essentielle
dans leurs activité et le niveau stratégique qui ne la place pas systématiquement en priorité.
La réduction des coûts reste encore dominante dans l'esprit des managers achats qui
semblent privilégier le court terme au long terme dans un contexte de crise économique
profonde (Serrano, 2012). Les comportements défensifs d'innovation fermée restent assez
majoritaires bien que de nombreux exemples démontrent qu'ils sont moins performants à
long terme que les politiques d'innovation ouverte (Tableau 1).
Tableau 1 Innovation fermée ou innovation ouverte (Chesbrough, 2003)
Chesbrough (2003) affirme ainsi que "la diffusion de la connaissance requiert une exécution
ciblée : vous n’avez pas besoin des savoirs les plus nouveaux ou des meilleurs savoirs pour
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gagner. Au contraire, vous gagnez en faisant le meilleur usage de la connaissance, interne ou
externe, avec un moyen approprié combinant cette connaissance de façon créative dans des
chemins différents et nouveaux pour créer de nouveaux produits et services". La fonction
achats est la fonction qui pourra définir l'innovation cible et coordonner les efforts internes
et externes destinés à l'atteindre. L'auteur défini également une démarche en six étapes
cruciales pour favoriser l'innovation ouverte. (1) D'abord l'entreprise doit établir une carte
stratégique qui représente toutes les sources d'innovation existantes dans son secteur
d'activité. Pour cela il est nécessaire de s'appuyer sur la traçabilité de l'innovation passée,
mais également d'envisager des évolutions potentielles futures. (2) La deuxième étape
consiste à établir des roadmaps pour analyser comment les technologies sont valorisées au
sein de l'entreprise, comment elles répondent aux besoins exprimés par les clients et le rôle
qu'elles jouent dans la pérennité de l'entreprise. (3) Les managers de l'entreprise doivent
ensuite avoir une réflexion prospective sur les nouvelles activités potentielles à développer.
(4) Les risques doivent être évalués et les technologies porteuses doivent être sélectionnées
par des bureaux d'étude et des laboratoires de recherches internes et externes. (5) Un modèle
économique en adéquation avec les innovations envisagées doit être construit afin de
connecter les orientations technologiques à des perspectives économiques. (6) Pour finir,
l'entreprise doit adopter une vision globale et à long terme pour accroître le potentiel des
innovations, les échelonner et les combiner les unes aux autres (Chesbrough, 2003).
2. Une recherche action dans une démarche exploratoire et prospective
L'objectif de cette recherche est d'observer une entreprise qui pratique l'open innovation
afin de comprendre les enjeux impliqués et les pratiques associées. Pour cela, il sera procédé
à une étude de cas approfondie de l'innovation ouverte dans l'entreprise Airbus. A partir de
cette étude de cas, un certain nombre de paramètres d'analyse seront identifiés et des bonnes
pratiques vont être étudiées. Yin (1984) a expliqué que le nombre de cas n’était pas un critère
de validité de la méthode : il n’est pas nécessaire d’avoir une multitude de cas pour
identifier des paramètres pertinents d’analyse. C’est moins le nombre de cas que la rigueur
méthodologique de la construction de ces cas qui est déterminante dans la description, la
compréhension et l’explication de certains phénomènes. L’utilisation de plusieurs cas ne
permet que de renforcer les résultats déjà obtenus avec un seul et de maximiser les
enseignements en s’immergeant dans des contextes différents.
Le choix d'Airbus s'explique par le fait que cette entreprise est le leader mondial de la
conception, de la production et de la commercialisation d'avions de ligne et militaires.
L'innovation est essentielle dans ce secteur et les méthodes mises en œuvre chez Airbus pour
la favoriser ont beaucoup évolué depuis le début des années 2000. "En général, les études de
cas constituent une stratégie privilégiée lorsque les questions ‘comment’ ou ‘pourquoi’ se
posent, quand le chercheur n’a que peu de contrôle sur les événements et lorsque l’intérêt se
porte sur un phénomène contemporain dans un contexte de vie réelle" (Yin, 2011). C'est bien
le cas ici de l'innovation ouverte, théorie qui a été formalisée par Chesbrough (2003) il y a
une dizaine d'années et qui est une pratique très récente, en particulier chez Airbus, et
encore peu commune dans les autres entreprises. La démarche qualitative adoptée a pour
vocation d'être à la fois descriptive, analytique et explicative des phénomènes qui seront
observés.
La recherche empirique a été menée dans le cadre d'une recherche action exploratoire
fondée sur une observation participante pendant un an (Hatchuel & Molet, 1986).
L'approche constructivisme s’intéresse plus spécifiquement aux interactions et processus
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sociaux comme modes explicatifs du réel (Berger et Luckmann, 1966). Cette réalité est
produite par les acteurs individuels logiques qui y participent (Boudon, 1979) et fait l’objet
d’une reconstruction permanente (Baumard, 1997). C’est la rationalité de l’action que
manifeste chacun des acteurs impliqués dans les processus de décisions étudiés qui
déterminera la réalité des situations dans lesquels ils vont se trouver (Girin, 1990).
L’individu immergé construit et se construit en entrant dans un phénomène d’interaction
avec d’autres acteurs, dans un environnement complexe et avec certains outils précis qui le
conduisent à faire des choix. Ce sont les expériences vécues par les acteurs qui pratiquent
l'innovation ouverte qui vont composer leur image. L'open innovation n’existe que parce
qu’elle peut être décrite dans son fonctionnement, ses avantages et ses limites par ceux qui y
contribuent. Le positionnement constructiviste implique d’expliquer les phénomènes
associés à l'open innovation par des observations effectuées sur un cas et pas de les anticiper
par l’utilisation de relations de causalité.
Le principe de "generating theory" (Glaser et Strauss, 1967) ou de "building theory"
(Eisenhardt, 1989) sera donc appliqué au concept d'innovation ouverte observé dans
l'entreprise Airbus. La grounded theory permet de générer de nouvelles théories en sciences
humaines et sociales par l’immersion dans les données empiriques des théories existantes
concernant le phénomène observé, ici l'open innovation. Ces théories nouvelles théories
complètent les théories existantes et expliquent les nouvelles situations (Glaser et Strauss,
1967). Cette construction de théories issues du terrain sera accomplie dans une démarche
prospective dans le but de définir les nouveaux contours de la fonction achats et les
nouvelles compétences des acheteurs. "La prospective métier est une démarche
d’anticipation des futurs possibles en termes de compétences, d’activités, de responsabilités
d’un métier. Elle permet ainsi d’imaginer les possibles savoirs et qualifications, expertises ou
savoir-faire professionnel, comportements et savoir-être, qui seront demain les plus à même
de servir l’individu et l’organisation" (Boyer & Scouarnec, 2009). L'objectif est d'avoir une
"approche, globale, longue, rationnelle, d'appropriation" et orientée vers l'action (Boyer &
Scouarnec, 2009). Il s'agit d'identifier des ruptures et des discontinuités à venir grâce à une
extrapolation du passé afin de se préparer et de prendre des mesures qui permettront
d'affronter sereinement ces changements (De Jouvenel, 1999).
Le recueil des données a fait appel simultanément à un large éventail de techniques
complémentaires : des entretiens individuels, des entretiens collectifs, ainsi que la
participation à des workshops, à des brainstormings et à des groupes de réflexions (Miles &
Huberman, 2003). L'étude documentaire s’est déroulée progressivement tout au long de
l’observation participante, après un travail initial de documentation intensive d'un mois.
Puis, pour mettre en exergue, compléter et analyser le cadre théorique qui a été défini, des
entretiens avec deux professionnels des achats stratégiques chez Airbus ont été menés. Un
entretien exploratoire et un entretien confirmatoire ont permis de recueillir leurs
recommandations pour favoriser l’innovation ouverte via les relations qu’ils entretiennent
avec leurs fournisseurs et les processus mis en place au niveau de la chaine logistique.
3. Airbus et l'Open Innovation : l'A380 et le Technocampus EMC²
Airbus est le leader mondial de l'industrie aéronautique. L'entreprise confirme depuis
plusieurs années sa domination sur Boeing, son principal concurrent, à la fois en volumes
vendus et en chiffre d'affaires réalisé. Son carnet de commande semble garantir que ce
leadership ne sera pas menacé avant longtemps. Mais dans ce secteur ultra concurrentiel, les
innovations technologiques et les stratégies commerciales agressives peuvent rapidement
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modifier la donne. De nouveaux entrants asiatiques semblent également avoir le potentiel de
conquérir des marchés détenus par Airbus.
3.1 Airbus : créateur d'avions
Airbus est une des 4 entités du Groupe Airbus, connu sous le nom d'EADS entre 2000
et 2013, avec Astrium, Cassidian et Eurocopter. Airbus représente 2 tiers du chiffre d'affaires
du groupe. Les origines internationales d'Airbus ont été déterminantes dans son succès
depuis sa création il y a 40 ans par les quatre principaux pays industrialisés d’Europe :
France, Allemagne, Espagne, et Royaume-Uni. Cette société européenne a su tirer profit du
meilleur de ce que le continent avait à lui offrir pour anticiper les besoins du marché et
développer des produits innovants.
Présenté comme le plus grand et le plus moderne fabricant d'avions commerciaux et
militaires du monde sur le site du Groupe Airbus, Airbus a plus de 6000 avions en
exploitation. Sa gamme commerciale très large va du petit A318 de 100 places au
gigantesque A380 de plus de 800 places en mode économique. Pour la partie militaire,
Airbus propose des avions de ravitaillement, de transport de troupes et de matériel. 90% des
investissements en recherche sont liés à la réduction de l'emprunte carbone avec pour
objectifs une gestion des avions tout au long de leur cycle de vie et une optimisation du
trafic aérien.
Chiffre d'affaires 2011
33,1 milliards d'euros
Résultat net
1,613 milliards (+95%)
Employés
69300
Avions civils vendus
Près de 11500
Avions civils livrés
Plus de 7000
Avions militaires livrés
Plus de 1000
Avions militaires livrés
800
Un avion Airbus atterrit ou décolle toutes les 2,3 secondes
Tableau 2 Les chiffres clés du Groupe Airbus (Site airbus-group.com)
Avec quelques 69300 employés, environ 80 000 emplois indirects et 3000 recrutements
prévus dans l'année, Airbus est maintenant une entreprise mondialisée qui crée de la valeur
ajoutée durable pour ses clients, ses fournisseurs, ses actionnaires et ses employés dans tous
les pays du monde elle a investi. Airbus fabrique des avions en France, en Allemagne,
aux Etats-Unis, en Chine, au Japon et au Moyen-Orient. L’entreprise possède des succursales
à Hambourg, Frankfort, Washington, Dubaï, Pékin et Singapour se trouvent des centres
de pièces détachées. On trouve des centres de formation à Toulouse, est situé le siège
social de l’entreprise, mais aussi à Miami, à Hambourg et à Pékin, ainsi que des bureaux
dans plus de 150 pays autour de la planète. Le réseau industriel d’Airbus s’est étendu pour
inclure : (1) des bureaux régionaux de conception en Amérique du Nord ; (2) un centre
d’ingénierie en joint-venture en Russie ; (3) d’autres centres d’ingénierie en Chine et en Inde.
Airbus s'appuie également sur ses partenariats et sa coopération industrielle avec les
entreprises les plus puissantes et les plus innovantes de la planète ainsi qu’un réseau de
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quelques 1500 fournisseurs dans 150 pays. La dimension globale d'Airbus et son vaste réseau
de fournisseurs internationaux posent un certain nombre de challenges en termes de sourcing
et de pilotage des chaînes logistiques. L'entreprise est particulièrement vulnérable aux
événements imprévus dans son environnement, en particulier les catastrophes naturelles
comme les tremblements de Terre. A la complexité des flux s'ajoutent les risques logistiques,
les difficultés de communication dues au contexte multiculturel et multi-langages ainsi que
les incompatibilités de données ou de logiciels.
3.2 La stratégie du Groupe Airbus
À la fin des années 2000 et à l’initiative de son Président exécutif Louis Gallois, le
Groupe Airbus a traduit sa vision stratégique dans une feuille de route baptisée Vision 2020.
Ce projet qui préfigure l’avenir du groupe a été présenté en Conseil d’Administration en
s’est transformé en un plan d’actions mis en application par chaque Division. Afin d'y
parvenir, les objectifs suivants ont été définis. (1) Un meilleur équilibre entre l’aviation
commerciale et les autres activités du Groupe doit être atteint. L’aviation commerciale
d'Airbus est gourmande en capitaux et très cyclique. Elle est également très sensible aux
fluctuations des taux de change du dollar. L’aviation commerciale représente deux tiers du
chiffre d'affaires. L'objectif est d'augmenter la part des autres activités du groupe, comme la
défense, pour réduire la partie commerciale à 50%. (2) Un meilleur équilibre entre les plates-
formes et les services est également nécessaire. Grâce à une solide base de clientèle pour ses
plates-formes et systèmes de pointe, le Groupe Airbus est en mesure de développer des
services à forte valeur ajoutée qui représentent une activité non cyclique particulièrement
rentable. L’objectif annoncé est que ces services représentent 25 % du chiffre d’affaires d’ici à
2020, contre 10 % à ce jour. (3) Un meilleur équilibre entre les racines européennes et la
présence mondiale d'Airbus est indispensable. Pour conquérir de nouveaux marchés et avoir
accès à des ressources technologiques, ainsi qu’à des approvisionnements à bas coûts libellés
dans différentes devises, il faut élargir l’ancrage international. Le Groupe Airbus a ainsi
l’ambition d’avoir 20 % de ses salariés et 40 % de ses approvisionnements hors d’Europe. (4)
Airbus doit devenir une entreprise véritablement éco-efficiente.
Atteindre ces objectifs va nécessiter d’importants moyens technologiques et des
ressources humaines conséquentes. Le Groupe Airbus continuera à produire les meilleures
technologies européennes, tout en favorisant une plus grande mobiliet une diversification
des nationalités au sein des équipes. Des systèmes de contrôle des exportations et une
politique d'autonomisation des fournisseurs ont été mis en place. En février 2013, Airbus a
reçu la certification de l'agence ETHIC Intelligence pour son programme de Compliance
Anti-Corruption. La politique de Responsabilité Sociale et Environnementale Airbus Group
est très stricte et se décline dans la politique achats d'Airbus avec un impact très important
sur le sourcing et l'évaluation des performances des fournisseurs. Ceux-ci sont à la fois plus
autonomes et mieux intégrés, en particulier dans les projets de recherche et développement
qui impliquent une forte dimension technologique.
3.3 La stratégie de la société Airbus
Historiquement, la société Airbus se compose de 5 NatCo (National Companies) que
sont Airbus Central Entity, Airbus France, Airbus UK, Airbus Spain et Airbus Deutschland.
L’activité de production est donc répartie sur 4 pays (environ 15 sites Airbus ou filiales du
Groupe Airbus dont Aerolia) tandis que l’assemblage final a lieu soit à Toulouse soit à
Hambourg. Cette organisation relativement complexe peut être difficile à gérer pour les
partenaires d'Airbus, ses clients et ses fournisseurs.
Achats et innovation ouverte : l'A380 et le Technocampus EMC² d'Airbus 17
© Revue Française de Gestion Industrielle - Vol. 34, N°3
La "Recherche & Technologie" est une priorité du groupe afin de garantir sa pérennité
et sa compétitivité sur le long terme. Cependant, la compétition est très rude avec les
concurrents qui proposent eux aussi régulièrement des innovations destinées à surclasser les
avions européens. Dans la course effrénée aux parts de marché avec Boeing, mais aussi de
plus en plus avec des constructeurs russes (OAK), canadiens (BOMBARDIER), brésiliens
(EMBRAER) ou même chinois désormais (COMAC), Le Groupe Airbus a décidé, à la fin des
années 2000, de donner un coup de fouet à la compétitivité d’Airbus, véritable clé de voûte
du groupe paneuropéen. Cette décision s’est traduite par la présentation d’un plan de
restructuration en 8 volets baptisé POWER 8. Au-delà des mesures de rationalisation des
ressources et des processus, ce plan inclus également une démarche ambitieuse d'innovation
collaborative qui sera déterminante dans le succès que rencontre actuellement le groupe.
Le plan Power 8 est un plan de restructuration, ou de reconfiguration, de l'entreprise.
Au-delà de la réduction des effectifs en Europe de plus de 4000 personnes, sans
licenciements, ce plan prévoit 8 modules différents destinés à améliorer les résultats et
atteindre 3 objectifs clés : accélérer le développement de ses avions, maximiser sa trésorerie
et réduire ses coûts. Ce plan orienté "satisfaction client" est essentiellement destiné à réaliser
des économies de trésorerie pour faire face à la baisse du dollar et aux conséquences du
retard de l'A380 (www.senat.fr).
Airbus est une entreprise solide, avec un carnet de commande plein, 5 ans de
production devant-elle, des avions très appréciés par ses clients ainsi que des technologies
innovantes et uniques au monde. Cependant, les coûts sont considérés comme étant trop
élevés par la Direction. L'organisation et les processus ne sont pas optimisés et trop
d'activités sont réalisées en interne. Un des objectifs est donc d'externaliser une part
importante des métiers d'Airbus chez des prestataires, ce qui va donc avoir pour
conséquence d'augmenter considérablement la part des achats dans le chiffre d'affaires et la
nécessité de collaborer avec ces nouveaux fournisseurs stratégiques. L'intégration
industrielle est jugée insuffisante et la recherche de synergies par la centralisation et la
rationalisation des processus va permettre d'améliorer l'efficacité globale de l'entreprise.
Cette stratégie semble avoir porté ces fruits car l'entreprise est en très bonne san
financière en 2013. La compagnie allemande Lufthansa a commandé 25 Airbus A350-900. La
compagnie Turkish Airlines a commandé 25 A321, 4 A320neo et 53 A321neo avec une option
pour 35 A321neo supplémentaires, soit une commande potentielle d'environ 12 milliards
d'euros. Elle vient de signer le plus gros contrat de l'histoire de l'aéronautique avec une
commande de 234 A320 par la compagnie indonésienne Lion Air. Même la compagnie
américaine Delta Airlines, qui n'avait pas commandé d'Airbus depuis plus de 20 ans, a passé
une commande ferme de 30 A321ceo et 10 A330-300. En septembre 2013, Airbus annonce 902
commandes fermes contre 786 pour Boeing. Avec un objectif de prêt plus de 1000
commandes d'ici la fin de l'année, Airbus va encore garnir son carnet de commandes qui
compte déjà 5190 avions. Les prévisions de demande faites par Airbus pour la période 2012-
2032 sont de 28355 appareils. Le constructeur espère s'approprier la plus grosse part de ce
gâteau mais il devra affronter, en plus de Boeing, Embraer et Bombardier, les nouveaux
entrants tels que Sukhoi, Irkut, Comac et Mutsubishi (www.air-journal.com).
3.4 L'évolution du rôle des achats chez Airbus
Si, dans les entreprises industrielles, la fonction achats contrôle en moyenne 60% du
chiffre d'affaires, dans l'aéronautique et chez Airbus elle représente à elle seule plus de 85%.
Le rôle des acheteurs s'avère donc crucial et l'influence des fournisseurs et des sous-traitants
est considérable. Les acheteurs doivent avoir à la fois des compétences commerciales et
18 Oihab Allal-Chérif
© Revue Française de Gestion Industrielle - Vol. 34, N°3
technologiques, mais surtout relationnelles et managériales. Ce sont les chefs d'orchestre qui
animent un réseau de partenaires qui doivent contribuer avec excellence à la production
d'un des produits les plus complexes, les plus innovants et les plus sécurisés. Fabriquer un
sous-ensemble d’avion voilure fuselage, pointe avant…- requiert une agrégation de talents
qui sont à la fois complémentaires et très hétérogènes. Des expertises dans l'aérodynamique,
le design, la motorisation, les matériaux, l'électronique, l'aménagement ou les instruments de
mesure sont mobilisées aboutir à la fabrication d'un ensemble qui doit satisfaire aux
exigences les plus extrêmes.
Une même organisation pourrait cumuler tous ces talents, et c'était d'ailleurs le cas du
temps de l’entreprise Airbus dite "intégrée verticalement", mais elle n’a aujourd’hui plus
beaucoup d’intérêt à le faire dans une économie mondialisée. La stratégie mise en place vise
à mettre en concurrence et à collaborer avec des experts qui vont stimuler le marché et
mettre en œuvre leur créativité pour innover et conserver leur leadership. Le jeu commercial
a véritablement basculé en faveur de la demande avec les développements conjoints des
économies émergentes et des nouvelles technologies. Par conséquent, c’est aujourd’hui un
client très exigeant, informé, ambitieux et versatile que les fournisseurs vont s'efforcer de
satisfaire.
En effet, selon le plan Power 8, Airbus doit désormais se concentrer sur "les activités
critiques pour l'intégrité et la sécurité des avions, ou primordiales pour la différentiation
technologique et commerciale". C'est ce qui correspond au cœur de métier d'Airbus, c’est-à-
dire l’architecture générale, la conception, l’assemblage final, la personnalisation, le
marketing et la vente des aéronefs. Ainsi, l’industrialisation pure doit être cédée, d’où
l’objectif numéro 6 de restructuration de l’organisation industrielle. Airbus souhaite
proposer des packages sur-mesure à ses clients et des projets de développement collaboratifs
à ses fournisseurs. Ces projets vont prendre différentes formes qui peuvent être considérées
comme de l'innovation ouverte.
Lorsque ce plan est dévoilé en 2007, différents sites sont dans l’œil du viseur parmi
lesquels Nordenham (Allemagne), Méaulte (France) ou encore St Nazaire (France). Faute de
repreneur fiable2, ces ex-usines Airbus sont finalement restées des filiales du Groupe Airbus
à 100%. Elles s’appellent désormais Premium Aerotec pour la partie allemande et Aerolia
pour la France. Ces nouvelles filiales, en tant que spécialistes de l’aérostructure, sont donc
devenues à cette occasion des fournisseurs de rang 1 de la société Airbus. Bien
qu'externalisés, ces fournisseurs restent très proches et font partie des partenaires privilégiés
du groupe. Ils ont associés aux réflexions et aux projets de recherche et développement en
tant que co-designers ou co-makers. La stratégie du groupe est bien l’innovation collaborative
ouverte, pour pouvoir aller rechercher en externe les compétences nécessaires à la création
de valeur technologique. Airbus n’est plus en mesure de développer seul les technologies
qui feront le succès des avions de demain. La création de partenariats et de relations
pérennes basées sur la confiance et les gains mutuels des deux parties est donc la solution à
mettre en place. C’est la raison pour laquelle Airbus tend à réduire fortement son panel de
fournisseurs pour garder un petit nombre de privilégiés sous contrats-cadres. Les pilotes de
cette stratégie sont bel et bien les acheteurs puisque ils sont en relation avec tous les
partenaires internes et externes et qu'ils jouent un rôle transversal dans l’entreprise.
Selon l'un des acheteurs stratégiques interrogé : "Sans innovation il n’y a plus de
croissance à l’heure actuelle. De plus la concurrence est devenue mondiale, des fournisseurs
chinois ou indiens évoluent maintenant en Europe et proposent des services similaires à des
prix défiants toute concurrence. L’innovation permet donc aux fournisseurs européens de
rester compétitif en proposant des produits différents et de bien meilleure qualité". Ainsi,
Achats et innovation ouverte : l'A380 et le Technocampus EMC² d'Airbus 19
© Revue Française de Gestion Industrielle - Vol. 34, N°3
pour lui, l’innovation est indispensable pour se développer et garder une longueur d’avance
dans des secteurs de plus en plus concurrentiels. Si l’innovation est indispensable, elle ne
peut selon lui être rendue possible sans une démarche collaborative de partage des coûts de
recherche et développement. L'autre acheteur stratégique utilise quant à lui des fournisseurs
de renommée mondiale possédant les moyens financiers nécessaires pour aider Airbus à
développer de nouveaux produits. L’open innovation est au cœur de son métier d'acheteur et
implique selon lui de "manager l’ensemble des relations à un très haut niveau et de piloter
les projets en lien direct avec le fournisseur. Il faut lui rendre visite, lui présenter le projet, lui
expliquer précisément le cahier des charges, mise en place avec lui le suivis et les essais,
négocier des prix raisonnables et planifier le lancement sur le marché".
3.5 Le défi de l'A380 : le plus gros avion du monde
L'A380 est l'avion qui peut transporter le plus grand nombre de passager. Selon les
versions, il a une capacité de 525 à 853 passagers et dispose de 2 niveaux complets de sièges.
Il fait 73 mètres de long, 80 mètres d'envergure, la hauteur d'un immeuble de 7 étages et est
plus lourd, plus long et plus haut qu'un Boeing 747. Il est composé de matériaux composites
révolutionnaires, à la fois très légers, très résistants et très souples, de 4 réacteurs Rolls-
Royce 30% plus puissants que ceux du Boeing 747, et du système de navigation informatisé
le plus moderne de l'aviation commerciale. Il a nécessité un investissement de 10 milliards
d'euros et représente le futur de l'entreprise Airbus qui anticipe un doublement du trafic
aérien dans les 20 prochaines années et la nécessité de transporter plus de voyageurs en
même temps. L'A380 est l'avion qui propose les options les plus luxueuses du monde, avec
des salles de bains ou des fontaines, des chambres privatives avec lits doubles et salle de
cinéma, des salons aménagés, des bars restaurants et même un casino volant.
Les designers qui ont dessiné l'A380 ont très vite été confrontés à un obstacle : l'avion
était beaucoup trop lourd. Un challenge a donc été organisé pour réduire le poids de l'avion
afin qu'il soit inférieur à 277 tonnes. D'autres contraintes étaient de maintenir un tarif très
bas pour les voyageurs et de fournir l'avion le plus silencieux et le moins polluant du
monde. Ses 4 réacteurs d'une valeur de 12 millions d'euros pièce, soit l'équivalent d'une
tonne d'or, consomment 1 litre de kérosène par seconde et sont capables de fonctionner plus
de 13 heures. 260 000 litres de carburants sont donc nécessaires à l'A380 pour pouvoir
traverser la moitié de la planète, soit 20% de plus qu'un Boeing 747. Plusieurs défis
techniques ont été relevés conjointement par les équipes d'Airbus et de ses fournisseurs
stratégiques pour parvenir à des performances encore jamais atteintes et pour réaliser des
prouesses technologiques qui paraissaient impossible.
Les achats collaboratifs et l'open innovation avec les fournisseurs sont pilotés à l'échelle
européenne. Les ailes sont fabriquées au Pays de Galle, les moteurs en Angleterre, le
fuselage et la partie verticale de la queue en Allemagne, la partie horizontale de la queue en
Espagne, l'assemblage final étant réalisé en France, à Toulouse. Une coordination mondiale
est aussi à l'œuvre dans les maillons inférieurs de la chaîne logistique certains
fournisseurs appliquent également les principes de l'open innovation avec leurs propres
fournisseurs. Les ailes pèsent chacune 6,5 tonnes et sont composées de 32000 composants,
livrés depuis tous les continents. Elles sont un des sous-ensembles les plus critiques de
l'avion car elles doivent à la fois permettre de transporter le carburant, supporter le poids du
fuselage, résister à la puissance des réacteurs et favoriser les manœuvres délicates et précise
d'un avion aux dimensions extraordinaires.
20 Oihab Allal-Chérif
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3.6 L'exemple du Technocampus EMC²
Situé à proximité de Nantes, le Technocampus EMC² d'Airbus est un site dédié à la
recherche et au développement dans lequel collaborent les équipes d'Airbus et plusieurs
autres partenaires, en particulier des fournisseurs stratégiques du groupe. Leur objectif est la
création de nouvelles technologies aéronautiques qui seront incorporées dans les différentes
gammes d'avions d'Airbus ou intégrées dans les avions du futur. Ce centre de recherche et
d’innovation technologique est à l’origine une plateforme de l’Institut de Recherche
Technologique Jules Verne. Il est leader dans le développement de technologies innovantes
pour la fabrication et l’assemblage de pièces de grandes dimensions en composites hautes
performances. Ce centre représentait à sa création un investissement total de 80 millions
d’euros et il s’étend aujourd'hui sur plus de 19000 mètres carrés. Parmi les 160 personnes qui
y travaillaient à sa création, seulement 50 étaient des salariés d'Airbus Group.
Au moment de son inauguration, Pascal Dublineau, GIE administrator d’Airbus
Operations SAS, a indiqué que l’objectif du Technocampus EMC², c’est-à-dire créer des
synergies et encourager la collaboration industrielle entre constructeurs et autres membres
du secteur, était en passe d’être atteint. Airbus a établi 37 partenariats stratégiques avec des
fournisseurs, des PME et des laboratoires qui emploient des enseignants-chercheurs. "Le
Technocampus est un élément important de la politique d’Airbus en matière de recherche,
de technologie et de stratégie industrielle" explique Pascal Dublineau. "C’est un moyen de
sécuriser la chaîne d’approvisionnement et de promouvoir les transferts de technologie. Cela
signifie également que nous avons de nouveaux partenaires à risques partagés dans nos
activités de recherche". Parmi ces partenaires, on peut citer notamment le Cetim (centre
technique des industries mécaniques) et le programme du Groupe Airbus Innovation Works
le programme de recherche et technologie auquel les sociétés du Groupe Airbus
contribuent et dont elles profitent par la suite qui ont formé un GIE (Groupement d’intérêt
économique). Le groupe a transféré 27 millions d’euros en équipements et matériel au
Technocampus EMC². Cette collaboration entre un grand groupe, des fournisseurs, des
laboratoires de recherche et des collectivités territoriales est la caractéristique principale de
l'open innovation.
Le but d’Airbus Operations SAS au travers de ce bâtiment alloué à la recherche et au
développement collaboratif est simple : "Nous voulons que les experts en composites et les
fabricants de machines-outils travaillent en collaboration avec les spécialistes de la
systématisation et de l’automatisation pour mettre au point de nouveaux modes de
production pour les composites et déterminer ce que nous devons faire pour industrialiser et
accélérer nos procédés". Au sein du Technocampus EMC², inaugu en septembre 2009,
Airbus Operations SAS a donc implan des moyens performants de recherche et
développement dans les technologies des composites pré-imprégnés, thermoplastiques et
infusion de résine. Toutes ces technologies ont été très utilisées dans la conception du tout
dernier avion long-courrier de la gamme : l’A350 XWB. Ainsi, Airbus Operations SAS
développe les matériaux des avions de demain en collaboration avec des partenaires
académiques : l’Ecole centrale de Nantes, l’école des mines, l’ICAM ou encore Polytech ; des
partenaires industriels tels que CETIM, EADS IW et de nombreuses autres structures :
Aerolia, CIMPA, Composite Tool, Daher-Socata, Euro Engineering…
Le Technocampus EMC² démontre que le Groupe Airbus a fortement investi dans un
fonctionnement collaboratif ouvert afin de concrétiser sa stratégie de développement. Ce
bâtiment représente un exemple concret d’innovation conjointe ou Airbus Operations SAS et
ses fournisseurs partenaires développent des innovations technologiques et associent leurs
compétences pour atteindre collectivement des objectifs qui resteraient inenvisageables en
Achats et innovation ouverte : l'A380 et le Technocampus EMC² d'Airbus 21
© Revue Française de Gestion Industrielle - Vol. 34, N°3
innovation fermée. La volonté d’Airbus Operations SAS est également de favoriser
l’implication de fournisseurs français, et même locaux, au sein du Technocampus EMC².
L’A350 XWB est un concentré des dernières avancées en matière d'aérodynamique, de
conception et de technologies de pointe développées dans le Technocampus EMC². Ce
modèle particulièrement économique a un rendement énergétique amélioré de 25% par
rapport à ses concurrents actuels longs courriers. Plus de 70 % du fuselage est constitué de
matériaux de pointe qui associent des composites pour 53 %, du titane et des alliages
d'aluminium de haute technologie. Le fuselage innovant de l'A350 XWB en plastique
renforcé de fibre de carbone permet une diminution de la consommation de carburant et
facilite la maintenance. L'application de techniques aérodynamiques de pointe rend cet
avion plus rapide, plus rentable et plus silencieux, notamment grâce au design de ses ailes et
à la performance de ses moteurs. L’innovation ouverte conjointe au sein du Technocampus
EMC² a permis le développement d’un avion très en avance sur son temps qui tire son
épingle du jeu sur le marché de l’aéronautique. Le dernier des usines Airbus dont le
premier vol d’essai a été réalisé juste avant le salon du Bourget 2013 a enregistré 69
commandes pendant les 4 jours de ce salon pour un montant global de 21 milliards de
dollars.
Discussion et recommandation
L’intégration de fournisseurs stratégiques et de laboratoires de recherche dans les
projets de développement de nouveaux produits est désormais une solution reconnue pour
améliorer l’efficacité de ces projets. C’est une méthode particulièrement efficace pour
développer des produits innovants grâce à l’apport de compétences externes. Cependant, les
fournisseurs peuvent être intégrés aux projets à différentes phases en fonction du rôle que
l'on souhaite les voir jouer et du niveau d'autonomie que l'on souhaite leur donner (Calvi &
Le Dain, 2013).
Ainsi certains fournisseurs sont catégorisés comme "black box" : ils sont intégrés très
en amont et sont très autonomes avec une forte délégation de la conception, ce qui augmente
l'interdépendance et donc le niveau de risque associé. Certains fournisseurs sont "white
box", c’est-à-dire intégrés eux aussi en amont, mais avec une transparence totale ou
supposée comme telle dans une relation équilibrée et donc avec peu de risques. Ces
fournisseurs suivent les spécifications qui leurs sont données et utilisent leur savoir-faire
pour répondre aux exigences de leur client. Les fournisseurs dits "gray box" mettent en
commun leurs connaissances avec leurs clients pour avancer progressivement dans le
processus de co-développement dans un contexte de forte incertitude sur l'aboutissement du
projet et sur les tâches à accomplir (Monczka & al., 2000 ; Calvi & Le Dain, 2013).
Les résultats de la démarche collaborative menée par Airbus Operations SAS et plus
généralement par le Groupe Airbus sont probants et parlent d’eux-mêmes. La mutualisation
des compétences clefs en matière de technologies composites a contribué fortement au
succès de l’industriel. Cependant, il convient de noter que ce succès est aussi à la bonne
mise en œuvre des recommandations des spécialistes de l’open innovation et de l’innovation
conjointe. En effet, Airbus a su réunir les facteurs de succès de l’open innovation en se posant
les bonnes questions qui ont conduit à déterminer que l’avenir de l’aéronautique serait dans
les matières composites et les économies d’énergies. La marque a ainsi analysé et valorisé les
nouvelles technologies associées afin de répondre au mieux aux besoins du marché exprimés
par ses clients. Cela a permis de pérenniser l’activité d’Airbus, pérennisation qui n’aurait pas
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© Revue Française de Gestion Industrielle - Vol. 34, N°3
été possible si l’industriel n’avait pas poussé sa réflexion avec ses partenaires sur les activités
à développer pour être en mesure de proposer des produits plus compétitifs.
En plus de respecter les prérequis en matière d’open innovation, on constate même que
l’avionneur, au travers du Technocampus EMC², a parfaitement répondu aux critères de
succès de l’innovation conjointe décrits par Johnsen (2009). Les acheteurs stratégiques
concernés ont bien établi la nécessité de développer certaines compétences via des sources
externes, ajustant le rôle de chaque fournisseur selon son potentiel et ses connaissances dans
des domaines bien spécifiques. Ces fournisseurs stratégiques ont été intégrés totalement en
amont de la chaine de production dans un projet : une structure commune et une
communication transparente a été instaurée avec eux. La relation de confiance ainsi créée a
permis une bonne gestion de la fuite des connaissances et de la confidentialité des
informations échangées. Finalement, au travers de cette démarche collaborative acheteurs et
fournisseurs ont su partager les risques mais aussi les récompenses que les moyens alloués à
un tel projet pouvaient impliquer.
L’intégration d’un fournisseur en amont est la source de nombreux avantages, le
premier étant de permettre l’accès à des compétences spécifiques et à de nouveaux savoir-
faire. D’autres bénéfices sont constatés tels que la réduction du coût du projet, la limitation
de sa durée et donc du "time to market" et l'amélioration de la qualité du produit conçu
(Gentry & Savitskie, 2008). Cette recherche de compétences en externe ne doit pourtant pas
se faire sans un certain nombre de précautions. Les risques d’une mauvaise gestion de la
relation de partenariat acheteur/fournisseur peuvent conduire à de fâcheuses conséquences
comme pour Boeing la firme américaine qui a toujours été la grande rivale d’Airbus. Le
B787, dernier né de l’entreprise américaine, à très vite été remis en question suite aux
défaillances de ses batteries lithium-ion développées par son fournisseur japonais GS Yuasa
puis assemblées par le groupe français Thales. GS Yuasa est spécialisée dans la conception
de batterie pour voitures, motos et avions. Le chiffre d’affaire qu’elle réalise pour cette
dernière catégorie représente seulement 1% de son chiffre d’affaires total, ce qui pourrait
signifier un manque d'expertise dans ce domaine. Suite aux défaillances de ces batteries, les
B787 ont été cloués au sol pendant plusieurs semaines afin d’établir la raison exacte des
avaries. Le fournisseur japonais a été fortement remis en question et une commission
d’enquête a été menée au sein de leur usine. Le compte rendu de cette enquête reste
relativement confidentiel, mais il semble évident que les investigations menées auraient
être entreprises dès le début de la relation avec ce fournisseur. Cette négligence a conduit à
plusieurs millions d'euros de pertes et une absence de Boeing du Salon du Bourget en 2013.
Se focaliser sur la gestion des partenariats externes et sur l'intégration des fournisseurs
peut conduire à négliger l'interne et les potentiels conflits entre les différents services
impliqués dans l'innovation. Les négociations les plus difficiles pour les acheteurs sont
souvent menées avec d'autres fonctions de l'entreprise. Elles peuvent être très rudes comme
entre les acheteurs et les ingénieurs qui ont des objectifs très différents. Chez Airbus, les
ingénieurs ont ainsi voulu acheter des pièces en titane pour résister à la foudre tandis que les
acheteurs souhaitaient choisir un autre alliage 8 fois moins cher sans toujours cerner toutes
les exigences de la conception. Le point de résolution a été de choisir des pièces non pas
massives mais enrobées de titane ce qui a réduit le coût matière tout en répondant aux
exigences de sécurité. Mais cette résolution de conflit a été très chronophage. Il a fallu deux
semaines pour que le problème soit soulevé et que chaque service comprenne que l'on ne
pouvait pas le résoudre en restant sur ses positions : les ingénieurs refuseront d'autoriser le
montage d'une pièce achetée non conforme et les acheteurs ne fourniront pas une pièce
demandée hors budget. Un brainstorming et du design-to-cost soit lan pour trouver une
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solution alternative et que celle-ci soit adoptée. Ce type de problème est rencontré plusieurs
fois par mois chez Airbus.
Conclusion
Le fonctionnement de notre économie contemporaine oblige désormais les entreprises
à développer leur compétitivité et l’innovation technologique apparait comme le moyen le
plus évident d’y parvenir. Cependant, les évolutions économiques ont aussi conduit au
recentrage des entreprises sur leur cœur de métier. Elles sont donc forcées d’aller chercher
en externe les compétences nécessaires au développement des technologies de demain,
indispensables pour créer un produit répondant aux exigences de leurs clients et synonyme
de profits. Par ailleurs, l'expertise sur les produits d'une entreprise technologique est bien
plus importante chez ses clients et chez ses fournisseurs que dans cette entreprise elle-même.
L'intégration de maillons de la chaîne de valeur en amont et en aval dans les projets de
développement et d'innovation est donc une démarche naturelle pour intégrer ces expertises
externes.
Cet article a démontré le rôle déterminant de la fonction achats dans la mise en place
d'une démarche d'open innovation dans les entreprises industrielles. Les acheteurs favorisent
la collaboration interne entre la fonction achats, le marketing et la R&D, et la collaboration
externe avec les fournisseurs, les clients et les laboratoires de recherche publiques et privés.
Dans le cas d'Airbus, cette collaboration est internationale et s'étale dans toute l'Europe, en
France, en Grande Bretagne, en Allemagne et en Espagne. Elle a permis au groupe de
consolider sa position de leader en accumulant de nombreux avantages concurrentiels
décisifs dans son succès.
La participation des fournisseurs dans le processus de conception permet d’utiliser
leur savoir-faire en matière de matériaux et de technologies à utiliser afin d'améliorer la
performance des produits tout en duisant leurs coûts de développement et de production.
Ces fournisseurs associés dans la démarche d'open innovation amènent un regard neuf pour
identifier les problèmes ou les dysfonctionnements potentiels avant que le processus de
développement ne soit déjà trop avancé. Ils incitent l'entreprise a sortir de sa zone de confort
et à réfléchir hors du cadre elle a l'habitude d'évoluer. Les fournisseurs représentent un
nouvel apport de compétences et de connaissances technologiques indispensable lorsque
l’objectif prioritaire est de développer un produit novateur révolutionnaire ou une
technologie tueuse.
Lorsque les ressources des fournisseurs sont mobilisées en amont du cycle de
conception, il en résulte une réduction significative des coûts de développement, car les
investissements et les risques sont partagés, comme cela a été montré dans le cas de l'Airbus
A380 et dans le Technocampus EMC². L’implication des fournisseurs en amont permet
également de réaliser un prototype du produit plus tôt et de s’assurer à l'avance de
l’allocation de la capacité de production des fournisseurs rares. L'open innovation contribue à
créer un écosystème favorable à la créativité et à l'inventivité des équipes réunies. Le
pilotage de ces équipes par la fonction achats oriente les contributions vers des réalisations
opérationnalisables et commercialisables.
24 Oihab Allal-Chérif
© Revue Française de Gestion Industrielle - Vol. 34, N°3
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