Revue Française de Gestion Industrielle
Vol. 34, N° 3
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DE L’INTEGRATION DE LA LOGISTIQUE DANS
L’ORGANISATION AUX ORGANISATIONS
ORIENTEES LOGISTIQUES
Aurélien Rouquet
*
et Diego Vega
Résumé S’inscrivant dans la lignée des travaux qui soulignent que les
organisations peuvent s’orienter autour d’une fonction comme le
« marketing », la « conception », le « projet », cet article a pour objet de montrer
qu’une possibilité est également de s’orienter « logistique ». Basé sur l’étude de
deux organisations fortement orientées logistiques IKEA et Médecin Sans
Frontières l’article propose deux contributions. Premièrement, il clarifie le
concept « d’organisation orientée logistique », qui renvoie à trois dimensions :
la dimension offre, la dimension acteur, la dimension supply chain.
Deuxièmement, il montre qu’orienter l’organisation vers la logistique est
pertinent lorsque la logistique représente la part prépondérante des coûts de
distribution des produits et/ou l’élément central du service au client
Mots clés : organisation, stratégie, logistique, configurations, structure
Selon le courant de la contingence structurelle (Lawrence et Lorsch, 1967), les
organisations doivent adapter leur structure à leur environnement. En vue de trouver le bon
« fit », les organisations peuvent jouer sur de très nombreux paramètres de conception
(Mintzberg, 1976). Notamment, une possibilité est de structurer plus particulièrement
l’organisation autour de l’une de ses fonctions, à qui est alors donnée une place prioritaire et
prépondérante. Ainsi, de très nombreux travaux en marketing défendent l’intérêt qu’il y a
aujourd’hui, étant donné le contexte concurrentiel, à opter pour une organisation
*
Professeur à NEOMA Business School et chercheur au CRET-LOG (Aix-Marseille Université)
mail : aurelien.rouquet@neoma-bs.fr
Professeur à NEOMA Business School et chercheur au CRET-LOG (Aix-Marseille Université)
mail : aurelien.rouquet@neoma-bs.fr
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« orientée marketing » (Payne, 1988). Dans une moindre mesure, plusieurs auteurs soulignent
la pertinence de mettre en place une organisation qui serait « orientée projet » (Gareis et
Hueman, 2000), « orientée conception » (Hatchuel, Le Masson et Weil, 2002), ou encore
« orientée qualité » (Lai, 2003).
S’inscrivant dans la lignée de ces travaux, la thèse défendue dans cet article est qu’une
autre possibilité de structuration pour les organisations se situe autour de la logistique.
Précisément, l’ambition de l’article est de mettre en évidence que dans certains types
d’environnements, il peut être pertinent de mettre en place une « organisation orientée
logistique ». Se basant sur deux cas qui nous paraissent exemplaires d’organisations fortement
orientées logistique les cas IKEA et Médecins Sans Frontières (MSF) l’objectif de l’article
est ainsi double : 1) introduire et clarifier le concept « d’organisation orientée logistique »,
terme qui na pour l’instant été utilisé à notre connaissance que par Martin Christopher (1993),
sans qu’il en donne toutefois une définition très précise ; 2) mettre en lumière les différents
types d’environnements au sein desquels s’orienter fortement autour de la logistique peut être
pertinent pour une organisation.
L’article est organisé en quatre parties. La première partie passe en revue la littérature
sur la prise en compte de la logistique par les organisations. Elle met en lumière que si les
travaux s’accordent pour dire que la stratégie peut être fortement orientée par la logistique, ils
sont peu précis sur ce qu’une telle orientation stratégique induit au niveau organisationnel.
Dans la deuxième partie, nous présentons notre méthodologie, qui se base sur l’étude et la
comparaison de deux cas, qui nous paraissent à la fois exemplaires d’une forte orientation
logistique et très dissemblables l’un de l’autre : IKEA et MSF. Dans la troisième partie, nous
présentons nos résultats, et montrons comment, au sein des deux cas, la forte orientation
logistique se traduit à la fois au niveau de l’offre, des acteurs et de la supply chain. Dans la
quatrième partie nous discutons ces résultats et avançons qu’orienter l’organisation vers la
logistique semble pertinent dans deux types d’environnements : lorsque les coûts logistiques
de distribution sont très importants d’une part ; lorsque la logistique est un élément prioritaire
du service au client final d’autre part. En conclusion, nous suggérons enfin plusieurs pistes de
recherche.
1. Revue de littérature : l’intégration de la logistique dans
l’organisation
Depuis la fin des années 1970, de nombreux auteurs se sont intéressés à la prise en
compte de la logistique par les organisations. Sur le plan stratégique, les travaux soulignent
qu’il peut parfois être judicieux pour une organisation d’orienter sa stratégie autour de la
logistique. Toutefois, la littérature analyse peu et de manière partielle les conséquences
organisationnelles que peuvent avoir les stratégies qui donnent la priorité à la logistique.
1.1. L’intégration de la logistique dans la stratégie : stratégie logistique et
logistique stratégique
Depuis les années 1970, la logistique a été considérée comme un élément fondamental
dans la formulation de la stratégie organisationnelle (Heskett, 1977). Une stratégie logistique
se définit comme « l'ensemble des principes directeurs, des forces motrices et des attitudes
enracinées qui aident à coordonner les objectifs, plans et politiques, et qui sont renforcés par
un comportement conscient et inconscient à l'intérieur et entre les partenaires d’un réseau »
(Harrison et Van Hoek, 2008, p. 26). Différentes stratégies logistiques ont permis aux
organisations de réduire les coûts, les risques et de réaliser des économies d'échelle (Heskett,
1977). Certaines de ces stratégies logistiques incluent le postponement et la spéculation, la
De l’intégration de la logistique dans l’organisation aux organisations orientées
logistiques
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standardisation, la consolidation et la différenciation. L'article de Heskett a marqué le début
du développement de la littérature sur les interactions entre logistique et stratégie.
Pendant la fin des années 1980 et les années 1990, le travail de Bowersox et Daugherty
(1987) a servi de base à un grand nombre d'études. Les auteurs mettent en évidence que les
organisations peuvent adopter trois grandes stratégies logistiques, selon que l’organisation est
orientée processus, marché ou canal. Les multiples travaux sur le sujet concluent que la
typologie proposée est « prometteuse » pour évaluer la stratégie logistique (cf. McGinnis et
Kohn, 1990, 1993; Clinton et Cantalone, 1996; Clinton et Closs, 1997; Kohn et McGinnis, 1997a,
1997b). En outre, une étude récente (McGinnis et al., 2010) a démontré que sur une période de
temps importante (1990-2008), la typologie de Bowersox et Daugherty ne varie pas
significativement, ce qui signifie que la stratégie logistique est stable dans le temps.
Néanmoins, d'autres perspectives existent dans la littérature. Autry et al. (2008), par exemple,
proposent une taxonomie des stratégies logistiques basée sur une enquête menée auprès de
254 responsables logistiques. Deux stratégies logistiques, à savoir la logistique fonctionnelle
(FL) et la logistique orientée vers l'extérieur (EOL), sont présentées. D'autres points de vue
peuvent également être inclus dans la littérature sur la stratégie logistique, et notamment les
travaux de Persson (1991) avec les notions de logistique orientée performance ou orientée vers
les coûts, et de Christopher (2000) avec les notions de Lean et Agile.
Au final, la littérature s’accorde clairement pour dire que la logistique doit absolument
être prise en compte et intégrée lors de la formulation de la stratégie. Les typologies utilisées
comme celle de Bowersox et Daugherty mettent cependant en évidence que la place donnée à
la logistique sur le plan stratégique peut être plus ou moins importante. Si elle ne peut être
qu’un outil, comme c’est le cas dans une stratégie « marché », sa place se révèle plus
importante dans une stratégie « canal », et est par contre centrale dans une stratégie de type
« processus ». Cela conduit ainsi certains auteurs à suggérer qu’il peut parfois être pertinent
pour une organisation de développer sa stratégie en prenant comme base de départ la
logistique, et non en la considérant comme un sous-ensemble de la stratégie globale et parfois
comme un outil pour atteindre les objectifs. Par exemple, Fabbe-Costes et Colin (2007)
proposent d'inverser cette approche classique de la stratégie logistique (lS) et de penser plutôt
en terme de logistique stratégique (sL), qui consiste à « imaginer et développer des actions
stratégiques qui seraient impossibles sans une forte compétence logistique » (Ibid, p. 36). Une
telle approche est cohérente avec le fait que de nombreux auteurs suggèrent que la logistique
peut parfois conduire à un avantage concurrentiel (Morash et al., 1996 ; Gourdin, 2006 ;
Christopher, 2010).
1.2. L’intégration de la logistique dans l’organisation : des organisations orientées
logistiques ?
Au côté de ces travaux qui portent sur le niveau stratégique, de nombreuses recherches
se sont intéressées à la prise en compte et à l’intégration de la logistique à un niveau plus
organisationnel. Une première série de travaux insiste sur la nécessité de constituer dans
l’organisation une véritable fonction logistique, et s’est focalisée sur la manière dont la fonction
pouvait être positionnée au sein de la structure organisationnelle (Dröge et Germain, 1998 ;
Fabbe-Costes et Meschi, 2000 ; Ashembaum et al., 2009). Dröge et Germain soulignent par
exemple que la place de fonction dans l’organisation peut fluctuer en fonction de 5 critères :
(1) l'existence d’une politique formalisée ; (2) le nombre de niveau et d’étendue du contrôle ;
(3) la spécialisation; (4) la décentralisation et (5) les types d’efforts d'intégration réalisés dans
les fonctions. Fabbe-Costes et Meschi (2000) mettent en lumière sur un plan plus dynamique
qu’il existe au sein des organisations des trajectoires qui conduisent la fonction à évoluer pour
peu à peu s’institutionnaliser dans la structure. Colin et Paché (1998) suggèrent cependant
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qu’une possibilité à terme serait la dilution de la fonction, qui pourrait arriver si et seulement
si la logistique devenait omniprésente dans l’organisation.
Une autre série de travaux souligne la nécessité de prendre en compte la logistique lors
de la réalisation des différentes activités organisationnelles. Par définition, les activités
physiques qui sont inhérentes à l’achat (amont), la production (interne), ou la distribution
(aval) doivent être pensées et réalisées en intégrant la perspective logistique globale qui est
d’optimiser les flux physiques dans le cadre de la supply chain (Christopher, 2010).
Cependant, certains auteurs vont plus loin et notent que la logistique peut parfois orienter
littéralement la réalisation de chacune des activités en amont, en interne ou en aval. C’est ce
que suggère par exemple Payne (2000), avec le concept de distribution-based logistics qu’il
défend dans le contexte militaire. Plus largement, plusieurs recherches soulignent que la
logistique doit également être prise en compte dans d’autres activités organisationnelles qui
ne sont pas directement liées aux flux physiques. C’est le cas d’une part au niveau de la
conception des produits, certains auteurs allant même jusqu’à soutenir qu’il peut parfois être
pertinent de faire du « design for logistics » (Mather, 1992 ; Khan and Creazza, 2009). C’est le
cas d’autre part au niveau de la proposition de valeur marketing qui est faite par une
organisation à ses clients (Lusch et al., 2010 ; Lusch, 2011), et dont la littérature souligne qu’elle
comporte une dimension logistique. Toutefois, les travaux insistent en général sur l’idée que
cette dimension n’est ici qu’annexe, et reste peu centrale dans la création de valeur pour le
client.
En résumé, en cohérence avec la littérature stratégique, les recherches suggèrent que la
dimension logistique doit aussi être intégrée au niveau organisationnel. Cela passe notamment
par la mise en place d’une fonction logistique, dont la place au sein de la structure et lampleur
peut varier, et surtout par la prise en compte de la dimension logistique dans la réalisation des
différentes activités organisationnelles. Cependant, les recherches en matière d’intégration de
la logistique à un niveau organisationnel se focalisent souvent sur l’un de ces aspects et ne
traitent pas de l’intégration globale de la logistique dans l’organisation. Par ailleurs, si certains
travaux suggèrent que la logistique peut être un élément prépondérant au sein d’une activité
design for logistics », « distribution based logistics »), la littérature souligne rarement que
l’organisation peut dans son ensemble être orientée par la logistique. Alors que des travaux
défendent le fait pour les organisations de s’orienter « marketing » (Payne, 1988), « projet »
(Gareis et Hueman, 2000), « conception » (Hatchuel, Le Masson et Weil, 2002), ou « qualité »
(Lai, 2003), seul Martin Christopher (1993) mentionne ainsi la nécessité de mettre en place des
« organisations orientées logistiques ». Il ne définit cependant pas ce que peuvent être de telles
organisations. De telles organisations orientées logistiques existent-t-elles ? Si oui, quelles sont
leurs dimensions ? Dans quel environnement sont-elles adaptées ? C’est l’objectif de cet article
que d’avancer sur ces questions.
2. Méthodologie : l’étude et la comparaison de deux cas
Parce que nous savions peu de choses sur les « organisations orientées logistiques », nous
avons décidé de réaliser des études de cas approfondis. Les études de cas sont en effet adaptés
à la fois à l'exploration et la construction de théories (Voss et al, 2002 ; Yin, 2003).
2.1. Design de la recherche
Lorsque l’on conçoit une étude de cas, le choix du nombre de cas est une étape
essentielle. D’un côté, certains auteurs défendent qu’il est nécessaire d’étudier suffisamment
de cas pour atteindre la généralisation analytique. Par exemple, Eisenhardt (1989) suggère que
4 à 10 cas permettent d’assurer la validité externe de la recherche. D’un autre côté, Dyer et
Wilkins (1991) défendent l’idée qu’étudier trop de cas peut conduire le chercheur à effleurer
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logistiques
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la réalité. Le risque est alors de développer des théories qui ne seraient pas fondées
empiriquement. Quand l’objectif est la construction théorique, les auteurs suggèrent même
qu’étudier un seul cas peut tout à fait être pertinent. Etant donné les avantages et
inconvénients de chaque stratégie, nous avons choisi ici d’étudier en détail deux cas, de façon
à : 1) pouvoir les analyser chacun de manière approfondie ; 2) assurer l’ancrage empirique de
notre théorie ; 3) avoir la possibilité de comparer les résultats intra-cas (Yin, 2003). Les deux
cas ont été choisis pour deux raisons. Premièrement, ils ont été identifiés a priori comme étant
des bons exemples d’organisations possédant une forte orientation envers la logistique. Le
business model d’IKEA est bien connu et l’avantage concurrentiel de l’entreprise repose
fortement sur la logistique (Dahlvig, 2012). MSF est une organisation humanitaire, secteur où
la logistique joue un rôle clef (Van Wassenhove, 2006). Deuxièmement, ces deux cas possèdent
des propriétés différentes (Miles and Huberman, 1994), point crucial en vue de favoriser la
comparaison inter-cas (Guba and Lincoln, 1989). Les deux cas diffèrent notamment sur trois
aspects : la nature de l’organisation (privée vs non-lucrative) ; la taille de l’organisation
(grande entreprise vs PME) ; les clients de l’organisation (consommateurs vs clients internes)
2.2. Récolte et analyse des données
Dans les deux cas, l’équipe de recherche a utilisé plusieurs techniques de récolte de
données. Premièrement, des entretiens semi-directifs ont été conduits avec des employés (11
pour IKEA ; 23 pour MSF) et des clients (10 pour IKEA ; 4 pour MSF). Deuxièmement, l’équipe
de recherche a réalisé des observations. Un membre de l’équipe a réalisé un mois d’observation
dans un magasin IKEA. Un autre membre a mené des observations au sein de MSF.
Troisièmement, des documents et des archives ont été collectés pour les deux cas. Cela a
largement permis d’assurer une triangulation des données sur les deux cas. L’analyse des
données s’est ensuite déroulée en deux grandes étapes. L’objectif de la première étape était
d’identifier des concepts de premier niveau dans les données (Van Maanen, 1979 ; Gioia et
Chittipeddi 1991), à travers une procédure de codage descriptif (Miles et Huberman, 1994).
Pour cela, chaque cas a d’abord été étudié séparément, analyse préliminaire qui a donné lieu
à une brève synthèse narrative. Cette forme de présentation des données est idéale quand les
données sont complexes (Kiser, 1996). Puis, les deux récits ont été comparés, comparaison qui
a alors permis de faire émerger les concepts de premier niveau. Cette analyse descriptive de
premier niveau a ensuite été le point de départ de l’analyse de second niveau (Van Maanen,
1979 ; Gioia et Chittipedi, 1991), ou codage axial (Glaser et Strauss, 1967). A ce niveau, l’objectif
était d’identifier des relations entre les catégories de premier niveau dans le but de les réunir
dans des thèmes plus généraux. Ce processus n’a pas été linéaire (Dubois et Gadde, 2002), et
a continué jusqu’à ce qu’une structure théorique cohérente émerge des données. Le résultat de
cette analyse de second niveau est présenté dans la section résultats. La structure finale de nos
données est illustrée Figure 1 ci-dessous.
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Concepts de 1er niveau
Thème de 2
e
niveau
Offre mondialisée
Conception
orientée
logistique
Offre
orientée
logistique
Offre transportable
Offre standardisée
Produits en kit
Production
orientée
logistique
Produits modulables
Produits en masse
Employés de la fonction logistique reconnu
Employés
orientés
logistique
Acteurs
orientés
logistique
Employés autres fonctions formés à la logistique
Employés autres fonctions connaissent la logistique
Clients acteurs de la logistique
Clients
orientés
logistiques
Clients formés à la logistique
Clients sensibles à la logistique
Sourcing totalement externalisé
Sourcing
orienté
logistique
Supply chain
orientée
logistique
Sourcing contraint par la quantité
Sourcing en coût global
Distribution à partir d'entrepôts
Distribution
orientée
logistique
Distribution par unité logistique
Distribution intégrée mondialement
Figure 1 : Structure des Données
3. Résultats : l’organisation orientée logistique
Le principal résultat de notre recherche est de montrer que MSF comme IKEA sont des
organisations qui sont très fortement orientées par la logistique. De manière générale, cette
orientation se manifeste à trois niveaux différents, qui constituent les trois dimensions du
concept d’organisation orientée logistique : l’offre, les acteurs et la supply chain.
3.1. Une offre organisationnelle orientée par la logistique
Au sein des deux cas, l’offre de produit/service qui est proposée au client se révèle très
fortement orientée par la logistique. Cette forte orientation se traduit à deux niveaux : au
niveau d’une part de la conception de l’offre ; au niveau ensuite de la production de l’offre.
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3.1.1. Une conception de l’offre orientée par la logistique
Au sein d’IKEA, la conception des produits est fortement structurée par la logistique,
qui apparaît être un critère premier par rapport au critère traditionnel en marketing du
« besoin client ». Cela se traduit à trois niveaux. Premièrement, la stratégie du distributeur est
d’avoir une offre de produit mondiale, avec le moins possible d’adaptation au niveau des
marchés locaux. Cela a l’avantage sur le plan logistique de réduire le nombre de Stock Keeping
Units (SKU) dans la supply chain, de permettre d’envoyer les produits dans n’importe quel
marché, et traduit la moindre importance que l’entreprise accorde à la personnalisation des
besoins clients. Deuxièmement, la contrainte première qui pèse sur les designers est une
contrainte logistique de transportabilité. Ainsi, s’il faut pour les designers penser des meubles
pour les clients, le pré-requis est qu’ils soient facilement transportables dans la supply chain,
à la fois par les transporteurs mais aussi par les clients qui prennent en charge le transport
final. Les designers tiennent compte ainsi fortement des données et contraintes logistiques :
taille des produits, poids des produits, etc. Dans ce cadre, à l’opposé d’une démarche classique
qui verrait le conditionnement être conçu après le produit, c’est souvent ici le produit qui est
adapté au conditionnement, en vue de faciliter la transportabilité. Troisièmement, les
designers recherchent au maximum à repartir des éléments existants qui sont déjà produits,
en vue de limiter la variété. La volonté est ainsi de générer des produits nouveaux en prenant
comme base les éléments déjà conçus dans une logique de standardisation maximale.
Dans le cas de MSF, les produits ne sont pas conçus mais achetés par l’organisation.
Cependant, comme c’est le cas pour IKEA, la logistique joue un rôle premier dans la sélection
et le choix des produits. Cette importance se trouve aussi à trois niveaux différents.
Premièrement, tout produit acheté par l’organisation et donc utilisé par les équipes sur le
terrain, est choisi pour sa capacité à être utilisé dans n’importe quel pays du monde une
nouvelle catastrophe a lieu. Cela permet à l’organisation de diminuer la quantité de produits
qui se trouvent dans le catalogue logistique, facilitant la gestion des commandes pour les
équipes sur le terrain, mais aussi pour les différentes centrales d’approvisionnement qui
traitent les commandes. En outre, compte tenu des circonstances spécifiques dans lesquelles
les opérations d’aide humanitaire sont développées, les acheteurs/techniciens de
l’organisation mettent beaucoup d'effort dans le choix des bons produits qui sont facilement
manipulés et transportés par les équipes sur le terrain où, dans certain cas, les moyens
logistiques sont restreints. Cela veut dire que les produits volumineux sont préparés
(démontés et emballés pour être assemblés par les équipes sur le terrain), afin de faciliter le
transport et la manutention, et que les produits médicaux, pharmaceutiques ou dangereux
sont conditionnés dans des unités logistiques qui permettent d’assurer la qualité du produit
tout au long la chaîne (température, stérilisation, etc.). Dans ce cas, les produits doivent être
adaptés au conditionnement, et le conditionnement doit être adapté aux enjeux rencontrés
dans le contexte humanitaire. Finalement, à travers le temps, le mouvement MSF a étudié la
meilleure façon de répondre aux besoins sur le terrain, et a réussi à créer un nombre important
de guidelines standard de produits et de procédures, qui sont utilisées par n'importe quelle
équipe dans n'importe quelle condition. Cela permet à toute équipe sur le terrain de créer de
nouvelles solutions en assemblant des produits grâce aux standards adoptés par MSF.
3.1.2. Une production de l’offre orientée par la logistique
En cohérence avec la conception de l’offre, sa production est elle-aussi fortement orientée
par la logistique. Au sein d’IKEA, cette forte orientation logistique se traduit à trois niveaux.
Premièrement, la majorité des produits ne sont pas livrés au client montés ou assemblés mais
sont fournis comme on le sait en kit. La raison principale est encore la contrainte de
transportabilité, un meuble monté étant évidemment plus difficile à transporter pour le client
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qu’un meuble en kit. Deuxièmement, les différents produits proposés au client sont
modulables les uns avec les autres, le consommateur pouvant alors facilement les assembler
/désassembler les uns avec les autres. Cela permet ainsi à l’entreprise de tirer avantage des
principes de la différentiation retardée, IKEA se contentant de produire en masse des éléments
indifférenciés, le client étant ensuite lui-même chargé de faire la personnalisation en
choisissant lui-même l’assemblage qui lui convient. Enfin, le fait que les produits soient
composés d’éléments qui sont réutilisés au maximum d’un produit à l’autre, permet à
l’entreprise de produire chacun des éléments en masse. Grâce à la massification, IKEA n’a ainsi
pas à intégrer tau niveau de la production toutes les contraintes logistiques qui sont inhérentes
à la forte personnalisation ou à la production de produits en petites séries.
Cette forte orientation logistique est aussi une des caractéristiques de Médecins Sans
Frontières. De la même manière qu’IKEA, MSF livre aussi ses produits en kits, ce qui facilite
le transport et la manutention pour les transporteurs et les équipes sur le terrain. Ces kits ont
été conçus par l’organisation avec l’idée d’assembler des différents modules selon les besoins
des opérations. Ce principe permet à MSF de créer des unités de base (hôpital gonflable, centre
de vaccination, etc.), et de les customiser (unités de traitement pour le choléra, bloc chirurgical,
etc.) selon le type de catastrophe. Le résultat de cette stratégie est que l’organisation peut
profiter des économies d’échelle grâce à des achats en masse et la mutualisation des flux, et ce
en parvenant malgré tout à s’adapter fortement à chaque crise.
3.2. Des acteurs organisationnels orientés par la logistique
Au sein des deux cas, les acteurs qui sont impliqués dans l’organisation se révèlent par
ailleurs très fortement orientés par la logistique. Cette forte orientation se traduit à deux
niveaux : au niveau d’une part des employés ; au niveau ensuite des clients de l’organisation.
3.2.1. Des employés orientés par la logistique
Chez IKEA, le comportement des employés apparaît très fortement orienté par la
logistique. Cette forte orientation se traduit à deux grands niveaux. Premièrement, la fonction
« supply chain » est institutionnalisée depuis de nombreuses années au sein de l’organisation,
et possède plus généralement un haut niveau de reconnaissance. Au dire de l’ancien PDG
d’IKEA (Dahlvig, 2012), ce sont ainsi les responsables des approvisionnements qui sont avec
les directeurs des magasins les véritables « héros » de lentreprise et non les acteurs qui
travaillent dans d’autres fonctions (marketing, finance, designer, etc.). Au-delà du fait que la
fonction est reconnue, c’est par ailleurs à un deuxième niveau la logistique qui est elle-même
bien connue de tous les employés. Ce qui permet d’arriver à un tel objectif, c’est le fait qu’une
préoccupation centrale d’IKEA est de veiller à ce que la connaissance logistique soit partagée
dans l’organisation. Dans ce cadre, la plupart des employés des fonctions design, achats, vente
sont spécifiquement formés et éduqués à agir non pas dans le strict cadre de leur fonction,
mais en ayant à l’esprit la performance globale de l’entreprise.
C’est le cas aussi au sein de Médecins Sans Frontières, la logistique a acquis une place
cruciale au sein de l’organisation depuis plus de 25 ans. Il ne s’est ainsi pas passé beaucoup de
temps après la « deuxième fondation de MSF » en 1979 et la création en parallèle de Médecins
Du Monde, pour que MSF se rende compte de l’importance de développer un outil logistique
performant afin d’assurer l’approvisionnement des équipes en mission. MSF a ainsi d’abord
créé une centrale d’achat, qui est ensuite devenu rapidement MSF Logistique. Par ailleurs,
l’organisation a également créé rapidement un département logistique au sein du siège de
l’organisation. La logistique à MSF est d’autant plus importante pour l’organisation, que la
plupart des employés reçoivent une formation logistique de base avant leur expérience terrain,
ce qui crée une « culture logistique » tout au long de l’organisation.
De l’intégration de la logistique dans l’organisation aux organisations orientées
logistiques
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3.2.2. Des clients orientés par la logistique
Mais les employés ne sont pas les seuls acteurs à être orientés par la logistique, et les
clients des deux organisations sont eux-aussi fortement orientés par la logistique. Cette forte
orientation des clients se traduit chez IKEA à trois principaux niveaux. Premièrement, les
consommateurs qui souhaitent acheter un produit chez IKEA ont à participer très activement
à la logistique de distribution : ils prennent en en effet en charge le transport, la manutention,
le montage des produits. Ils font ainsi œuvre en quelque sorte d’un travail de « logisticien ».
Deuxièmement, en rapport avec cette forte participation logistique du consommateur, IKEA
s’attache à former et à socialiser ses clients à la bonne réalisation des différentes opérations
logistiques qu’ils doivent effectuer. IKEA communique ainsi clairement à la fois sur son site
Internet, sur son catalogue, sur son parking, mais aussi en magasin, sur les différents processus
que les clients doivent suivre pour assurer la logistique de distribution. Enfin, IKEA explique
clairement à ses clients que le fait qu’ils assurent cette logistique est justement ce qui permet à
l’entreprise de vendre des produits à un prix attractif. Cette proposition de valeur faite par
l’entreprise à ses clients étant explicitée et fortement communiquée aux clients, IKEA attire
ainsi des clients qui sont d’accord pour réaliser eux-mêmes la logistique, en échange de prix
bas.
On retrouve ces éléments dans le cas de MSF. Chez MSF, les membres des équipes terrain
(médecins, infirmiers et personnel administrative), qui sont les véritables clients de
l’organisation, sont préalablement formés à la logistique avant leur départ en mission. De plus,
chaque équipe est composée d’au moins un logisticien qui est responsable du transport local
et de la gestion des approvisionnements, ainsi que de la supervision de toutes les activités
dites support pour la mission. Cette formation à la logistique de tous les membres des équipes
démontre que la logistique est au cœur du bon déroulement d’une mission MSF. Elle est
d’autant plus importante que ce sont les acteurs locaux qui doivent très souvent finaliser
l’assemblage des produits qui sont livrés en kit, et réaliser comme les clients d’IKEA un travail
de logisticien.
3.3. Une supply chain orientée par la logistique
Enfin, au sein des deux cas, la supply chain qui est mise en place par l’organisation se
révèle très fortement orientée par la logistique. Cette forte orientation se traduit à deux niveaux
: au niveau d’une part du sourcing ; au niveau ensuite de la distribution.
3.3.1. Un sourcing orienté par la logistique
Chez IKEA, le sourcing des produits auprès des fournisseurs apparaît très fortement
orienté par la logistique. Cela apparaît à trois niveaux. Premièrement, quasiment toute la
production est externalisée auprès des fournisseurs, qui se voient confier la fabrication de la
plupart des différents produits, ainsi que leur transport jusqu’aux plates-formes et aux
magasins. Du fait de cette externalisation importante, le modèle de sourcing de l’entreprise
comporte en lui-même une très forte dimension logistique. Deuxièmement, du fait des
volumes d’achat qui sont en jeu la première contrainte qui intervient lorsqu’il s’agit de sourcer
un nouveau fournisseur n’est pas tant ici le prix, que la capacité du fournisseur à assurer la
livraison des produits dans une quantité suffisante en vue de faire face aux volumes d’achat
d’IKEA. Troisièmement, les décisions de sourcing auprès des fournisseurs se font dans une
perspective qui est de minimiser globalement le coût du sourcing. Ce qui est ainsi recherché,
ce n’est pas tant le fait de se procurer les produits aux prix les plus bas, que de diminuer le
coût global en tenant compte notamment des coûts logistiques d’approvisionnement qui sont
très importants.
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Comme il a été mentionné auparavant, Médecins Sans Frontières s’appuie sur des
produits existants dans le marché qui répondent aux besoins des équipes sur le terrain et des
bénéficiaires. Cela veut dire que l’organisation n’est pas responsable de la production des
produits, mais les produits sont achetés directement au fournisseur par des parties tierces au
nom de l’organisation (c’est le cas des hôpitaux gonflables et du conditionnement iso
thermique). Dans certains cas les produits sont stockés dans les entrepôts des fournisseurs, ce
qui permet une réactivité importante de la supply chain et qui montre la forte dimension
logistique qui se trouve au sein de la supply chain de MSF. De plus, la sélection des
fournisseurs est basée sur la qualité du produit mais surtout sur la capacité du fournisseur à
répondre en termes de volume et délai aux besoins de l’organisation. Au contraire d’IKEA ces
deux critères semblent être plus importants qu’une diminution du coût logistique ou coût
global, étant donné que l’objectif de l’organisation est d’assister les populations en toute
circonstance, et ce malgré le coût ou les efforts requis.
3.3.2. Une distribution orientée par la logistique
Enfin, la distribution est chez IKEA elle aussi totalement orientée par la logistique. Cela
se manifeste à trois niveaux. Premièrement, l’entreprise ne dispose en fait pas réellement de
magasins au sens classique, mais se contente d’avoir des entrepôts logistiques. L’idée au cœur
du développement de l’entreprise est ainsi de faire rentrer le consommateur final au sein
même de ses magasins-entrepôts, localisés en périphérie des villes étant donné le prix du mètre
carré et la proximides axes de transports, en vue de lui demander lui-même d’y récupérer
les produits. Deuxièmement, la distribution se base systématiquement sur l’expédition
d’unités logistiques complètes dans la supply chain. Par exemple, entre ses plates-formes de
distribution et ses magasins-entrepôts, 95% des envois se font chez IKEA en palette complète.
Celles-ci sont directement déchargées des camions pour être placées à leur emplacement en
magasin sans opération de « dépotage/rempotage ». Enfin, le réseau de distribution de
l’entreprise est totalement pensé dans une logique mondialisée. Cela se manifeste au niveau
des entrepôts centraux, qui servent des régions et non des pays, ce qui est facilité par le fait
que les produits sont vendus partout dans le monde. Cela se manifeste aussi au niveau des
magasins, qui sont tous construits sur le même modèle à travers le monde.
Chez MSF, la distribution est aussi totalement orientée logistique. Compte tenu que
l’aide humanitaire est un contexte « à but non-lucratif », des magasins ne font pas partie des
canaux de distribution. Au contraire, MSF a développé une structure en réseau très importante
qui inclut des entrepôts internationaux (centrales d’achat et approvisionnement) et locaux qui
approvisionnent les équipes. Les entrepôts internationaux, localisés de manière stratégique à
travers le monde, sont responsables du stockage et de la livraison des produits et les kits pour
répondre aux urgences avec des délais très courts, tandis que les entrepôts locaux servent de
relais et approvisionnent en continu les projets et programmes développés par l’organisation.
Le transport entre les centrales d’achat et les entrepôts locaux est effectué dans des unités
logistiques (conteneurs et palettes), qui transportent des kits ou des produits, permettant une
diminution des coûts et une simplification des activités logistiques, tandis que le transport
local peut être fait dans des unités plus petites (colis) selon la demande des équipes. Dans les
deux cas, l’efficience logistique reste un des facteurs clé de la distribution au sein de MSF.
4. Discussion
De manière générale, nos résultats peuvent être discutés à deux niveaux. D’une part, ils
confirment et enrichissent un certain nombre de travaux existants sur la prise en compte de la
logistique au niveau organisationnel. D’autre part, ils conduisent à défendre l’idée que la prise
De l’intégration de la logistique dans l’organisation aux organisations orientées
logistiques
© Revue Française de Gestion IndustrielleVol. 34, N° 3
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en compte de la logistique par une organisation peut être plus ou moins forte, et que son degré
de prise en compte dépend de lenvironnement au sein duquel les organisations agissent.
4.1. De l’intégration de la logistique à l’orientation logistique de l’organisation
Par rapport à la littérature existante, le concept d’organisation orientée logistique que
nous proposons d’introduire pour qualifier IKEA et MSF permet de confirmer un certain
nombre d’éléments existants sur l’intégration de la logistique dans l’organisation. Ainsi, sur le
plan de l’offre, une organisation orientée logistique est clairement une organisation qui
applique les principes du « design for logistics » (Mather, 1992 ; Khan and Creazza, 2009). De
même, au niveau des acteurs, une organisation orientée logistique s’appuie manifestement sur
une véritable fonction logistique reconnue à un haut niveau au sein de l’entreprise (Dröge et
Germain, 1998 ; Fabbe-Costes et Meschi, 2000). Enfin, les décisions de distribution et de
sourcing intègrent logiquement la logistique, comme le préconisent la plupart des recherches
en logistique et supply chain management (Christopher, 2010).
Notre recherche va plus loin en ce sens qu’elle montre comment une organisation peut
intégrer la logistique et aller jusqu’à totalement se structurer autour d’elle. De ce point de vue,
par rapport aux éléments existants dans la littérature, notre apport est de mettre l’accent sur
trois points qui sont assez négligés. Au niveau de l’offre, nous montrons tout d’abord qu’il ne
suffit pas de faire du « design for logistics », mais que l’enjeu est aussi de faire ce que l’on peut
ici appeler de la « production for logistics ». Ainsi, dans les deux cas la production n’est pas
guidée par des préoccupations marketing, mais par le souci d’optimiser et de rationaliser les
flux logistiques. Pour cela, IKEA et MSF exploitent les techniques classiques de gestion de
production qui visent à diminuer la variété comme la production de masse, la production
modulaire, ou encore la production en kit. Au niveau des acteurs, nous montrons ensuite que
l’enjeu pour orienter l’organisation logistique n’est pas uniquement au niveau des employés,
mais aussi des clients, qui selon les principes édictés par Barnard doivent ici être considérés
comme des acteurs de l’organisation (Barnard, 1948). Dans ce cadre, une organisation orientée
par la logistique doit faire en sorte que ses clients intègrent la logistique et s’orientent en
fonction d’elle. Enfin, au niveau de la supply chain, nous soulignons que l’enjeu n’est pas
uniquement comme dans une vision classique de la coordonner globalement, en tenant
compte de la demande du client final (Christopher, 2010). Dans l’organisation orientée
logistique, c’est en effet les contraintes logistiques de la supply chain qui doivent être
prioritaires, et c’est à partir d’elles seulement que l’offre doit être développée et pensée. Pour
paraphraser un célèbre article de la littérature logistique publié par Fisher (1997), la question
dans l’organisation orientée logistique n’est ainsi pas « what is the right supply chain for your
products », mais « what is the right product for your supply chain ? »
4.2. Des organisations orientées logistiques pour des environnements à forte
dimension logistique
Si elle permet d’identifier de nouveaux éléments devant être pris en compte pour
orienter l’organisation autour de la logistique, notre recherche tend à suggérer que les
organisations peuvent aussi s’orienter partiellement autour de la logistique. Comment dès lors
expliquer que des entreprises comme IKEA ou MSF ait décidé d’une orientation totale ? La
réponse se situe à notre sens dans l’environnement qu’affrontent ces deux organisations, qui
se caractérise par une très forte dimension logistique. Pour ce qui est d’IKEA, cette forte
dimension logistique se traduit par le poids prépondérant que représentent les coûts
logistiques par rapport aux coûts globaux. Ce poids prépondérant tient au fait que les meubles
vendus par l’entreprise sont à la fois des produits qui ne sont pas très coûteux, et qui possèdent
Aurélien Rouquet et Diego Vega
© Revue Française de Gestion IndustrielleVol. 34, N° 3
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un volume et un poids important. Mécaniquement, ces caractéristiques font que la part des
coûts logistiques finaux de distribution est ici excessivement importante. En ce sens, adopter
une forte orientation logistique permet à IKEA de faire diminuer drastiquement les coûts
logistiques, ce qui est la clef pour pouvoir mettre en place sur le plan stratégique une
domination par les coûts (Porter, 1985). Pour ce qui est de MSF, cette dimension logistique se
manifeste beaucoup moins au niveau des coûts (même si cet aspect est important) qu’au
niveau du poids que représente le service logistique pour le client final. Ce qui est en effet ici
crucial, ce n’est pas d’abord la qualité des produits, leur adaptation au marché, mais bien sûr
la capacité de MSF à pouvoir assurer leur expédition logistique le plus rapidement en cas de
catastrophe humanitaire. Avant tout, il faut envoyer les produits sur place, sinon cela ne sert
à rien ! Au final, les deux cas suggèrent donc que l’on a des chances de retrouver une forte
orientation logistique chez des organisations dans deux situations types : lorsque les coûts
logistiques de distribution représentent une part importante et prépondérante des coûts ;
lorsque le service logistique est l’attente principale et essentielle du client final.
5. Conclusion
Plusieurs pistes de recherche semblent ouvertes par notre article. Le premier élément qui
mériterait approfondissement serait de voir s’il est possible ou non de créer et valider une
échelle pour mesurer le degré d’orientation logistique d’une organisation. De telles échelles
ont en effet été développées dans la littérature en marketing pour mesurer et évaluer le degré
d’orientation client d’une organisation. De ce point de vue, il reste cependant beaucoup à faire
en vue de passer du concept d’organisation orientée logistique introduit ici à un véritable
construit opérationnalisé.
Dans ce cadre, et cela constitue la deuxième piste intéressante, il pourrait également être
judicieux de se demander s’il n’existe pas des degrés intermédiaires d’orientation logistique
qui sont pertinents pour une organisation dans certains environnements. L’objectif pourrait
ainsi dans de futurs travaux être d’identifier et de caractériser les différents types
d’organisations partiellement orientées logistique (ex : un premier type lorsque la supply
chain est fortement orientée logistique, mais pas les acteurs et la production, etc.). L’enjeu
serait notamment de voir s’il est possible de combiner de multiples orientations au sein d’une
même organisation (ex : une forte orientation logistique pour certaines sous-parties
organisationnelles, une forte orientation marketing pour d’autres sous-parties). Par exemple,
dans le secteur du luxe, des organisations comme LVMH ou Hermès ne structurent pas leur
offre autour de la logistique mais autour des attentes des clients. Cependant, la mise en œuvre
de cette offre orientée client requière une supply chain fortement orientée logistique. Un autre
secteur où l’orientation logistique est présente d’une manière partielle est celui des nouvelles
technologies. Des entreprises comme Apple, Dell ou Samsung basent leur stratégie sur la
conception innovante de leurs produits. Cependant, des aspects logistiques sont intégrés afin
d’avoir des produits transportables à travers le monde, et de profiter des avantages de la
standardisation des sous-composants dans leurs usines d’assemblage. Enfin, dans le secteur
de la construction, on retrouve là aussi une orientation logistique partielle. Les entreprises de
ce secteur sont en effet très orientées projet, ce qui les conduit à se connecter à différents acteurs
selon les projets, mais c’est seulement grâce à une orientation logistique des acteurs que
l’assemblage inter-organisationnel peut être fait.
Finalement, notre recherche appelle au développement de travaux dans d’autres
disciplines de la gestion pour voir si d’autres orientations fonctionnelles que celles mises en
avant jusqu’à présent dans la littérature (marketing, qualité, compétence, projet) et celle que
nous venons de clarifier (logistique) sont ou non possibles. Notamment, il serait intéressant de
De l’intégration de la logistique dans l’organisation aux organisations orientées
logistiques
© Revue Française de Gestion IndustrielleVol. 34, N° 3
51
conceptualiser dans le contexte actuel ce que pourrait être une organisation orientée
développement durable.
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